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Biélorussie: écrire en dictature

VIRGINIE SYMANIEC
Articolo pubblicato nella sezione Il teatro, l’impegno e la memoria: esperienze europee.

Que connaît-on des écritures dramatiques de Biélorussie? Et sait-on seulement ce qu’il en coûte d’écrire dans ce pays, où la profession d’auteur se présente comme l’une des plus sinistrées sur la durée? À la fin de l’année 1937, l’Union des écrivains de Biélorussie n’est plus qu’une coquille vide. En 1942, l’auteur biélorussianophone le plus important de sa génération, Ianka Koupala (1882-1942), chute du dernier étage de son hôtel à Moscou et la version officielle du suicide est aujourd’hui presque unanimement écartée par les spécialistes. En 1944, Frantsychak Aliakhnovitch (né en 1883), qui a certainement été l’auteur dramatique biélorussianophone le plus joué de son temps, est également assassiné à Vilnius. C’est encore à Minsk, capitale de la Biélorussie, que l’acteur juif, Solomon Mikhoels, est assassiné en 1948. De la libération à son décès en 1996, le censeur en chef russe de la culture biélorussienne soviétique, Vladimir Ivanovitch Nefed (1916-1999), règne sans partage sur le monde du théâtre et ses effets de plume décident du succès des uns ou de la mort sociale des autres.
L’histoire sombre de la profession d’auteur dramatique en Biélorussie, associée au fait que ce pays reste une dictature, explique donc que la notion d’engagement puisse ainsi souvent paraître déplacée à plus d’un. Témoigner? Mais de quoi? Militer? Qu’est-ce que cela change? La Biélorussie est une terre de charniers et chacun le sait. Le rôle de l’écrivain, s’il veut survivre, n’est pas de «monter sur des barricades», dit-on dans ce pays, où la peur est présentée - y compris par les artistes ou par les intellectuels les plus brillants -, comme un phénomène d’ordre génétique. Et pourquoi dire la vérité sur scène, puisque le théâtre est l’un de ces rares lieux sacrés où il est encore possible de se retrouver collectivement pour rêver, se divertir et pouvoir s’adonner enfin au monde des illusions? Au théâtre biélorussien, tous ont appris à savoir dire sans dire et, rien ne semble plus prisé, sur les scènes conventionnelles, que ce langage d’Esope destiné à faire frémir la salle de manière «entendue», ou à lui faire prendre de la hauteur, un peu à la manière de ces personnages de Marc Chagall, cet enfant du pays, qui s’envolent dans les airs comme s’ils aspiraient plus que tout à fuir la réalité. Est-ce pour autant que l’histoire et la mémoire ne peuvent pas être mises au service de la contemporanéité? Et à quoi se mesure donc l’engagement, dans une dictature?


La révolution «Piniguine»

Depuis les années 1980, le monde du théâtre biélorussien a pourtant bien été sujet à un certain nombre de «glissements de terrain», certes de faible intensité considérés isolément, mais qui ont la particularité d’être de plus en plus rapprochés. Le réel, bien trop longtemps laissé à la porte des plateaux de théâtre aussi bien que des textes dramatiques, ne semble plus pouvoir être tout à fait écarté. L’une de ses premières intrusions dans le monde bien pensant du théâtre biélorussien soviétique eut lieu en 1990, lorsqu’un jeune metteur en scène, Mikola Piniguine (né en 1957), alors promis à une brillante carrière au théâtre national, fit réhabiliter à son répertoire Les Gens d’ici de Ianka Koupala - une pièce censurée depuis 1926. Ce n’est pas le texte koupalien qui fait scandale, mais ce que ce jeune metteur en scène lui fait dire en réécrivant son final: le drapeau de l’indépendance se déroule soudain sur l’ensemble du plateau en partant des cintres, tandis que les protagonistes de la pièce, quel que soit leurs opinions politiques, finissent fusillés un à un dans une fosse. L’histoire des charniers soviétiques de Kourapaty, découverts dans la banlieue de Minsk à la fin des années 1980 par celui qui allait devenir le leader du Front populaire de Biélorussie, Zianon Pazniak, faisait ainsi son entrée en scène dans un texte de fiction (Koupala, 2006) qui en disait désormais bien plus long sur le passé de la Biélorussie que n’importe quel livre d’histoire.
Le jeune Piniguine avait ainsi osé faire du théâtre «un miroir à placer devant la gueule du temps». Son projet de création de lieu fut bientôt laminé par les autorités et, à dater de 1998, il dut payer son geste et son esprit critique par plus de dix années d’exil (Symaniec, 2003). Aujourd’hui metteur en scène principal du Théâtre national de Biélorussie, il représente toujours cette école singulière de metteurs en scène-auteurs qui, sans nécessairement œuvrer à la création d’un nouveau répertoire, utilise les textes existants - y compris anciens -, pour dire le poids de la mémoire et de l’histoire sur l’actualité de son propre pays. Si ce metteur en scène qui a déjà révolutionné à plusieurs reprises le monde du théâtre biélorussianophone est l’un des rares artistes du pays à ne pas perdre, justement, la mémoire, son style suscite pourtant souvent l’indignation chez ceux qui affichent aujourd’hui plus clairement leur opposition au régime et/ou qui aspirent à une remise en cause profonde des principes du théâtre biélorussien hérités du soviétisme, en critiquant ce qu’ils permettent encore de dénis de réalité. C’est donc cette fois vers le champ d’une écriture contemporaine underground, et non plus sur les seuls plateaux de théâtre conventionnels qu’il faut se tourner pour comprendre la manière dont les auteurs dramatiques contemporains de Biélorussie, qu’ils soient russophones ou biélorussianophones, scrutent la réalité.


Faut-il montrer le monde tel qu’il est?

Doit-on imposer au spectateur de souffrir au théâtre ce qu’il endure dans la vie, jusqu’à provoquer en lui l’écœurement en place de catharsis réparatrice? Telle est aujourd’hui la question que la génération Piniguine pose aux jeunes auteurs dramatiques de Biélorussie qui voudraient voir le théâtre s’emparer enfin du réel et dont les textes ne cessent plus d’interroger le marasme dans lequel s’est enlisé leur propre société. La fiction ne consisterait plus, comme du temps de l’URSS, à éviter d’écrire ce que l’on voit, ce que l’on vit ou ce qui blesse et le dialogue entre les jeunes auteurs biélorussiens d’avant-garde et les metteurs en scène confirmés est bien loin d’être aisé. Avant 2005, ces derniers n’auraient même pas pu espérer voir émerger une nouvelle vague d’auteurs, souvent nés dans les années 1980, et que celle-ci allait s’efforcer de bousculer les codes établis en rendant explicite l’existence d’un conflit aussi bien esthétique que politique entre partisans et opposants du régime loukachévien.


En France, ces nouvelles écritures dramatiques qui tentent de témoigner de la brutalité du passé aussi bien que du présent de la société biélorussienne ont déjà fait l’objet de deux publications. Le recueil Théâtre libre de Minsk publié en 2006 aux éditions l’Espace d’un instant réunissait des textes de Pavel Rassolko (Verbatim ou Arnaques, crimes et alcooliques et Une question de principe), de Pavel Priajko (Patrie n°2 et Bellywood) et de Constantin Stechik (L’Ami ou infirmière pour un défunt) qui venaient de remporter le concours international de dramaturgie «Nous» et d’être retenus pour le montage du spectacle Nous. Bellywood, mis en scène en 2005 à Minsk par le jeune Vladimir Chtcherban: un spectacle qui cherchait à donner une représentation réaliste et sans concession de la société biélorussienne dans tout ce qu’elle pouvait transpirer de mal être, de relations perverses, de dénis et de mensonges. Au contraire du caractère prude et consensuel des textes présentés sur les scènes conventionnelles du pays, ces textes engagés cherchaient à provoquer le lecteur et à le choquer, y compris par leur grossièreté. Les expressions argotiques recueillies jusque sur les chantiers ouvriers de la capitale se mêlaient aux descriptions d’une jeunesse désœuvrée, privée d’avenir, comme pour la convier à réfléchir sur sa propre dérive. Le russe était soudain, comme dans la vie, mélangé au biélorussien. La misère intellectuelle et sociale, aussi bien que les rapports de domination économiques, sociaux, politiques et sexuels se retrouvaient projetés au centre du propos, notamment grâce à de nouveaux jeux sur la déstructuration de la langue.


Dans Une Moisson en hiver. Panorama des écritures théâtrales contemporaines de Biélorussie, publié aux éditions l’Espace d’un instant en 2011, les héros positifs ont disparu, les personnages ne sont plus conviés à se présenter sur scène en costumes folkloriques, les jeunes filles ne courent plus dans les champs en chantant vers l’avenir radieux et les hommes ne sont plus seulement montrés comme des paysans soumis ne rêvant jamais d’émancipation sociale. La langue policée a cédé le pas à une oralité crue et à la langue des petites gens. Les images d’Epinal sur le calme, la propreté et la nature laborieuse de ses habitants sont opposées à la réalité tout aussi crue des conséquences humaines de la dictature, de la prédation, du meurtre, du chômage, de l’escroquerie, du conflit générationnel, des violences physiques et morales ou du caractère inopérant de la mémoire. La Biélorussie ne subirait-elle pas, comme n’importe quel autre pays européen, les contrecoups du naufrage d’une civilisation, ce qui ne nécessiterait pas tant de résoudre un problème d’identité qu’un véritable problème d’humanité?


Une moisson en hiver

Parmi les pièces qui illustrent le mieux ce phénomène, on trouve La Récolte de Pavel Prajko (né en 1975) et Les Femmes de Bergman de Nikolaï Roudkovski (né en 1971). Dans La Récolte, quatre jeunes gens se retrouvent dans une pommeraie pour cueillir des pommes. Bientôt désemparés, inadaptés et vulnérables, ils détruisent tout ce qu’ils touchent et laissent derrière eux une pommeraie dévastée. La pommeraie biélorussienne tourne résolument la page sur La Cerisaie tchékhovienne, non sans prophétiser, à son tour, la fin d’un monde. Mais qu’on ne se trompe pas: ce monde-là, cette fois, est aussi le nôtre. Un monde qui marche résolument sur la tête et où l’on finit par se demander si les moissons ne vont pas finir par se pratiquer en hiver. Dans Les Femmes de Bergman, le théâtre ne se présente plus comme un espace dialogue. L’artiste devenue muette peut désormais être harcelée au quotidien par son infirmière sur fond de bruits de bottes et de cris de foule. Des images de La Mouette sont également convoquées lorsqu’Ingrid tue en silence un oiseau de papier aux ailes gelées. Dans Homo Ludens (L’homme qui joue) de Timofeï Ilievski (né en 1961), des personnages shakespeariens sont contraints par leur tyran à manger des plats de champignons que tous supposent nécessairement radioactifs.


Faute de pouvoir laisser entrer l’histoire censurée de la Biélorussie en scène, la mémoire se fraie ici un chemin au travers d’échos de textes plus anciens. Contre le déni d’humanité, c’est bien la mémoire du théâtre elle-même qui se voit ainsi convoquée pour servir de fondement à la description et/ou à la critique du présent. Les textes dramatiques sont donc loin de ne pouvoir être appréhendés que comme l’expression d’une «contre-culture» d’opposition à la violence d’un régime politique. Les personnages et les situations qu’ils mettent en jeu semblent, au contraire, être le pur produit de la brutalité d’un système d’idées et de valeurs qui s’est attaché, depuis la fin des années 1980, à laminer tout espoir de démocratie dans ce pays. C’est ainsi en convoquant la mémoire du théâtre que ces auteurs pallient, au travers de leurs textes, l’absence de débats publics propre à toute dictature. L’écriture, tout comme l’acte de traduire, redeviennent alors des voies possibles de réenchantement du monde en s’inscrivant dans une Histoire qui assume son universalité. Le théâtre en Biélorussie pourrait-il d’ailleurs encore s’offrir longtemps le luxe de perdre totalement la mémoire tout en s’excluant de la contemporanéité? Mais si de nouveaux passeurs d’humanité recherchent enfin à dialoguer sans plus d’artifices avec leur propre société, sans doute redevient-il alors possible d’espérer.


Bibliographie

- Jyboul V., Symaniec V. (2011), Une Moisson en hiver. Panorama des écritures théâtrales contemporaines de Biélorussie, éditions l’Espace d’un instant- éditions Non lieu, Paris.
- Koupala I. (2006), Les Gens d’ici, traduit par Larissa Guillemet et Virginie Symaniec, Paris, éditions l’Espace d’un instant, Paris.
- Symaniec V. (2003), Mikola Piniguine. Mise en scène d’un exil, L’Harmattan, Paris 2003.



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