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Religion, démocratie, terrorisme

BENOÎT CHANTRE
Articolo pubblicato nella sezione Girard, filosofia e politica
Pour René Girard

Nous avons tous en mémoire les images des deux avions frappant la tête et le flanc des tours de Manhattan. Beaucoup d’intellectuels et d’artistes ne furent pas en reste pour célébrer ce spectacle qualifié par le compositeur allemand Karlheinz Stockhausen de «plus grande œuvre d’art réalisée dans le cosmos». Ben Laden avait atteint son but: nous étions fascinés par cet effondrement. Qui est ce «nous»? Nous, les consciences euphoriques qui chantions la fin de l’Histoire, douze ans plus tôt, lors d’un autre effondrement, celui du mur de Berlin, et qui sommes aujourd’hui tétanisés par la violence extrême. La stratégie et la tactique du djihad mondial, même s’il a connu des mues importantes avec l’invasion de l’Irak et la guerre en Syrie, tiennent pour l’essentiel à cette fascination. Mais cela ne fait pas une politique.
La fin de l’Histoire - pensée par Hegel au moment où «l’empereur, cette âme du monde» passe à cheval sous ses fenêtres - a fini par produire une croyance naïve et dangereuse en l’éradication possible de la violence. De fait, l’empire va de pair avec la non-violence et la pacification des mœurs, elles-mêmes indispensables à la production indéfinie de biens. La conscience impériale, devenue celle du «village mondial» après 1989, a promu comme religion le doux commerce, et considéré les guerres comme des foyers de délinquance, autant de maux à traiter par des «frappes chirurgicales». Nous ne sommes plus mobilisables, dans tous les sens du terme. D’autres se mobilisent, en revanche. Ce sont les nouveaux «bédouins» de l’empire global, pour reprendre l’argument de Gabriel Martinez-Gros, dans son livre Fascination du djihad. Fureurs islamistes et défaite de la paix (2016). Ces marginaux oubliés se rappellent à notre souvenir et nous attaquent au moment où notre sommeil est le plus profond. D’où ces images de cauchemar. Cela ne fait toujours pas une politique.
Faut-il avoir peur du terrorisme? Oui et non. Oui, parce que cette «étrange et longue guerre», comme aurait dit Pascal, est loin d’être achevée. Non, parce que la peur nous fait réagir à la violence, mais ne nous réveille pas: c’est ce que cherchent nos adversaires… Je viens de prononcer un mot interdit: celui d’adversaire et non celui de délinquant. C’est peut-être que je n’ai plus peur - ou que je suis redevenu démocrate, ce qui revient au même. Le réveil du rêve impérial, c’est la démocratie. Il n’y a pas d’autre alternative, n’en déplaise à ceux qui s’accommodent fort bien d’un état d’urgence indéfini, peu soucieux qu’il vire en état d’exception. L’état d’exception, c’est le sursaut suicidaire de l’empire, qui pense qu’on peut répondre à la violence par la violence. La clôture nationale et sécuritaire, c’est un petit empire dans l’empire mondial, un immobilisme régional, une façon ponctuelle de sortir de l’Histoire. Mais ce n’est pas une réponse juste au djihad. Ce n’est pas une unité responsable, c’est une «union sacrée» (pour reprendre l’expression qui désigna en France la mobilisation totale du pays, pendant le conflit de 1914-1918).
L’adjectif est lâché, nouvel impair. Gros mot dans un monde qu’on nous disait, il y a quelques années encore, enfin débarrassé du religieux. René Girard annonçait, dans La Violence et le sacré, en 1972, que nous allions assister au retour «spectaculaire» d’une «violence essentielle (Girard 1972, p. 446). Tout était dit en quelques mots. La violence qui fait virer notre sommeil en cauchemar est le double monstrueux de l’empire. Nous ne voulons pas voir que derrière l’échange des biens, il y a l’échange des coups, qu’entre la guerre et le commerce, comme le suggérait Clausewitz, il n’y a pas une différence de nature, mais de degré (Girard 2007, p. 64). Le duel structure l’échange. C’est le péché originel de toute culture. Mais il y a des guerres impériales et des guerres démocratiques, des guerres offensives et des guerres défensives. Voilà ce qu’il faut redire aujourd’hui et repenser d’urgence à nouveaux frais.


Un contexte explosif

Le but stratégique des attentats djihadistes est de provoquer, non une réponse (ce qui suppose une responsabilité politique), mais une réaction, aux deux sens du terme (qui entraînera chaque pays attaqué dans la spirale de la violence). Si nous voulons donc bâtir, en France et en Europe, autre chose qu’une union sacrée, mais une unité responsable, si nous voulons donner une réponse politique, et non pas une réponse religieuse, aux désordres politico-religieux qui menacent, il nous incombe de tenir fermement sur trois fronts:
1) sur le front de la guerre menée contre l’Etat islamique, notre ennemi extérieur - qui se déploie, en fonction des théâtres d’opérations, en trois modalités guerrières: armée, guérilla et actes terroristes. Si ses «soldats» frappent à l’aveugle, l’Etat islamique parvient à nous faire croire qu’il dirige cet aveuglement. Mais qui sont nos adversaires? En premier lieu, nos propres concitoyens.
2) Il nous faut donc nous battre sur un deuxième front, celui de la protection et de la sécurité, en sachant désigner nos ennemis intérieurs (ceci grâce à tout un arsenal juridique qui évitera que les états d’urgence ne virent en états d’exception). Or nous savons, entre autres par René Girard, que les sociétés menacées ont une tendance inexorable à se retourner spontanément contre des «ennemis intérieurs». Nous devons donc faire preuve de sang-froid: ne pas soupçonner a priori nos institutions et ne pas soupçonner a priori nos concitoyens.
3) Nous devons donc enfin nous battre sur le front de nos préjugés: cette tendance que nous avons tous à reporter nos torts sur autrui - en l’occurrence aujourd’hui, à travers l’islamisme et ceux qui l’incarnent à nos yeux, une tendance à soupçonner les religieux et le religieux dans son ensemble: cette impasse est celle du laïcisme.
Bref, il nous incombe de savoir accuser les autres et de savoir nous accuser nous-mêmes; de mener une guerre extérieure et une guerre intérieure. Cette double guerre a un nom et elle n’en a pas d’autre: c’est la démocratie. Et la démocratie suppose, entre autres, que nous levions le tabou qui pèse sur le religieux. Car la cause de notre peur actuelle, c’est à la fois le retour de «nos» djihadistes sur le territoire français et le retour, plus général et plus fantasmé, du religieux dans son ensemble. Notre rêve de paix ne fait qu’un avec ce déni du religieux et de la violence qui lui est propre. Nous ne comprenons pas que craindre le religieux, c’est agir de façon religieuse. Il ne faut pas craindre, mais comprendre le religieux. Nous pourrons alors agir de façon politique.
Comme la guerre qui nous frappe est politique et religieuse, seule une bonne intelligence du religieux pourra permettre à nos démocraties de résister au défi que pose le djihad mondialisé, fruit d’un vieux ressentiment théologique, économique et politique: ressentiment théologique de la troisième branche, non vraiment reconnue, du monothéisme; ressentiment économique Nord-Sud, celui des pauvres contre les riches; ressentiment politique, celui des marges du «village mondial» qui viennent rappeler à la domination du marché, et à l’individualisme qui le fonde, leurs propres origines violentes.
La souplesse, la vigilance et la fermeté démocratiques sont la seule manière de répondre aux attaques dont nous sommes l’objet, attaques dont le but est de nous durcir, nous et nos institutions. Car un état d’exception est toujours plus précaire qu’un Etat démocratique. Telles sont donc les conditions: 1) d’une unité responsable qui ne serait pas une «union sacrée»; 2) d’une politique démocratique, qui saurait tirer des ressources de son intelligence du religieux.


Le religieux vu de haut

Comment en sommes-nous venus à ignorer à ce point les fondements religieux de tout ordre politique? Il y a à cela des raisons conjoncturelles. En France, par exemple, le combat pour la séparation des Eglises et de l’Etat. Cette neutralisation politique des religions ne suppose pas leur exclusion de l’espace public. Elle suppose une articulation de la religion à la politique. C’est l’intelligence de cette séparation et de cette articulation que la lutte stérile entre cléricalisme et anticléricalisme a occultée. La difficulté de nombre de pays européens à faire monde aujourd’hui avec l’islam en est en partie la conséquence.
Ces combats pour la neutralisation du religieux s’enracinent plus largement dans la tradition philosophique des Lumières (et dans son préjugé très fort à l’égard des religions), ensuite dans le grand récit hégélien qui, réduisant la religion chrétienne à la philosophie, a consacré le droit comme dépassement de la religion et achèvement de l’histoire. C’est la raison pour laquelle la théodicée hégélienne de l’Esprit a fourni une justification philosophique puissante à ce qui allait devenir, après l’effondrement du mur de Berlin, l’empire mondial du marché.
Et pourtant le religieux et les religions ont résisté à cet arraisonnement philosophique. Ils sont revenus sous la forme des grands totalitarismes (et de leurs politiques génocidaires) et sous la forme de la révolution iranienne en 1979. Il faut croire que la leçon n’a pas été entendue, car c’est bien une nouvelle forme du récit hégélien qui s’est imposée. En témoigne en France, par exemple, un livre important et symptomatique à bien des égards, puisqu’il se veut une synthèse des apports de l’anthropologie à la philosophie politique: Le Désenchantement du monde de Marcel Gauchet, en 1985.
Rappelons la thèse de ce livre important: le passage de l’hétéronomie des sociétés premières à l’autonomie des sociétés démocratiques, de la «religion pure» à la démocratie, de l’immobilisme des tribus primitives au mouvement des sociétés modernes, a été rendu possible par la révolution-révélation de l’événement chrétien qui nous aurait débarrassé de la religion: «Le christianisme est la religion de la sortie de la religion». C’est à cet inconscient de nos sociétés, nous dit Gauchet, qu’il faut puiser, comme à une mémoire désactivée, mais que nous serions bien ingrats de méconnaître.
Aussi convaincant que soit ce récit du passage, par la constitution des empires et l’invention de l’Etat, du religieux primitif aux sociétés démocratiques, on est en droit de se demander s’il témoigne malgré tout d’une pleine compréhension du phénomène – en d’autres termes, s’il ne reconduit pas à sa manière une conception positiviste du religieux considéré comme l’enfance de l’humanité, enfance dont nous serions enfin sortis, ou dont il faudrait enfin sortir.
Le religieux est ici vu de haut aux deux sens du terme: à la fois mésestimé dans sa fonction génétique et analysé à partir du surplomb (ou de la transcendance) propre au politique. Le livre de Gauchet est sous-titré: «une histoire politique de la religion». Il va donc, à rebours, du politique au religieux (et non, comme invite à le faire René Girard, du religieux au politique). Gauchet cherche à penser, en complétant l’anthropologie de Pierre Clastres, une «décision religieuse» des sociétés premières: décision de ne pas entrer dans l’Histoire, de résister à l’Histoire et à l’Etat.
Cette «décision religieuse» qui serait politique en puissance, non seulement ne rend pas compte des conditions religieuses, c’est-à-dire des conditions violentes, de la politique; mais elle témoigne aussi d’une vision négative du religieux: le religieux comme ce qui permit pendant des millénaires de ne pas entrer dans l’Histoire, de ne pas donner naissance à l’Etat. Or René Girard définit le religieux comme ce qui permit, au contraire, aux sociétés humaines d’entrer dans l’Histoire - par exemple d’inventer la sédentarisation. Le sacrifice est la ruse qui rendit possible la régulation de la violence. Il contenait la violence aux deux sens du terme, comme l’a formulé Jean-Pierre Dupuy en excellent lecteur de Girard: il était violent et il empêchait la violence de déborder.
On ne s’étonnera donc pas que le même Marcel Gauchet ait déclaré dans Le Monde, en novembre 2015, que les attentats du Bataclan, menés au nom d’Allah, sont «le signe paradoxal de la sortie du religieux» (Gauchet 2015). Voulant conforter sa thèse, Gauchet reprenait à son compte celle d’Olivier Roy sur l’«islamisation de la radicalité» (décrivant les djihadistes comme des individus déracinés, désespérés, convertis à la violence et au paradis qu’ils disent vouloir rejoindre – bref, le djihadisme comme un nihilisme se revêtant des oripeaux de la religion). Cette explication «scientifique» est forte et doit être prise en considération. Mais rend-elle entièrement compte du phénomène? En d’autres termes, sommes-nous vraiment sortis du religieux?


Le religieux vu d’en bas

Rien ne nous autorise à le dire. Car le phénomène du djihadisme est un phénomène religieux beaucoup plus qu’un phénomène qui prendrait l’apparence du religieux... comme s’il avait le choix du costume! Cette idée du religieux comme superstructure remonte, on le sait, aux préjugés marxistes sur l’«opium du peuple». Même si Marx sent bien la dimension messianique du message judéo-chrétien, on retrouve chez lui, brutalisé ou «remis sur ses pieds», le geste hégélien d’arraisonnement des religions à la philosophie. Le marxisme réduit la religion au droit et à la politique, et la politique aux rapports de production.
Or pour comprendre le djihadisme, il nous faut faire le chemin inverse. Il ne faut pas réduire la ou les religion(s) pour découvrir le politique, mais bien réduire le politique pour faire apparaître le phénomène religieux proprement dit. Il faut donc distinguer le projet politique de ceux qui invitent à tuer, des motifs de ceux qui tuent au mépris de leur propre vie - ce que j’appellerai maintenant le religieux vu d’en bas.
Il n’est pas hasardeux, de ce point de vue, que les actes djihadistes viennent d’un messianisme qui a succédé à celui du judaïsme et du christianisme: une religion des opprimés, des pauvres et des mal-aimés se dressant contre ses prédécesseurs (considérés comme des «falsificateurs»), et contre une bonne partie du monde (considéré comme «infidèle»). L’islamisme revendique à la fois une priorité théologique sur les religions-souches, et un projet politique révolutionnaire. Il tire son énergie de la révolution et de la religion; de l’articulation avérée de ces deux ordres, politique et religieux, le premier lui donnant une énergie guerrière et conquérante, le second justifiant fondamentalement cette prétention.
Nous sortons donc ici du mythe de la «théocratie musulmane». L’islamisme suppose bien deux ordres séparés, en lutte l’un contre l’autre, mais qui se renforcent paradoxalement sans se neutraliser. L’Etat islamique est l’aboutissement d’une «salafisation du djihadisme», pour reprendre une expression de Stéphane Lacroix: l’orthodoxie du wahhabisme (soutenu par l’Arabie saoudite) vient renforcer de l’intérieur le projet révolutionnaire des Frères musulmans (venus d’Egypte). C’est en cela que Daech (c’est-à-dire l’Etat islamique) constitue une redoutable concurrence pour tous les prétendants au califat.
Plus l’Occident, de son côté, envoie des bombes dans les déserts syrien, irakien ou africain, et plus il renforce ce projet politique et religieux, qui bénéficie de ressources humaines et technologiques quasi infinies (humaines, parce qu’il s’alimente du ressentiment des opprimés, des pauvres et des mal-aimés; technologiques, par ce qu’il bénéficie de l’argent du pétrole). Par une logique très perverse, ce sont les adversaires de cette minorité paranoïaque qui la font exister. Car n’oublions pas, comme le rappelle souvent Olivier Roy, que le «pire ennemi de Daech, c’est Daech»: ennemi mortel d’al-Qaïda, rival de l’Arabie saoudite, de l’Iran, voire aussi de la Turquie dans leur revendication califale. Le caractère absurde de cette situation est que l’Occident se trouve participer à un conflit interne au monde musulman, et qu’il aggrave ce conflit en prétendant vouloir le résoudre.


Mimesis et violence

Plaçons-nous maintenant, plus précisément encore, au niveau de la motivation de ces acteurs. Tentons de faire apparaître le phénomène religieux à sa racine. C’est sur ce point précis que la pensée de René Girard va pouvoir nous éclairer, car son modèle à la fois mimétique et sacrificiel, interrelationnel et religieux, «mord» très bien sur les événements qui nous frappent.
Si l’on opère une réduction, non plus du politique à la religion, mais plus profondément du religieux à la psychologie qui rend ce religieux possible; si l’on sépare, donc, pour les besoins de l’analyse, les deux premières intuitions de René Girard (mimétique et sacrificielle), on constatera que nous assistons d’abord, dans ces actes de violence, à une pathologie du rapport à autrui. Il s’agit pour le djihadiste auto-proclamé de montrer qu’il peut tuer (et se tuer) en toute indifférence, qu’il est indifférent au monde, mais surtout pas indifférent à lui-même. Ce qu’il veut manifester, c’est d’abord un souverain détachement à l’égard d’autrui et à l’égard de la vie en général: «Vous aimez la vie; nous aimons la mort», disent aujourd’hui les djihadistes, en écho à la fameuse déclaration de Ben Laden: «Nous aimons la mort; les Etats-Unis aiment la vie. C’est la grosse différence entre nous».
La symétrie de cette formule de Ben Laden («vous-nous», «vie-mort») révèle une contre-société qui s’oppose au monde global au sein duquel elle réagit. Daech dit promouvoir une «communauté des frères», en guerre contre une société d’individus atomisés et corrompus. Cette contre-société prétend refonder un ordre. En réalité, ses membres s’insurgent contre une société dont ils veulent croire (et faire croire) qu’elle les rejette, mais dont ils pensent aussi qu’elle a définitivement triomphé. Leur «haine impuissante», pour parler comme Stendhal, se transforme alors en motif religieux: ils meurent pour obtenir «au Ciel» le salut de leurs proches, les seuls renégats dont ils acceptent encore l’existence.
On voit tout de suite apparaître ici un écart significatif par rapport au religieux «traditionnel»: les djihadistes ne se sacrifient pas pour sauver des vies; ils se tuent pour se sauver eux-mêmes en démultipliant la mort. Ils sont donc, ne leur en déplaise, sous l’influence du modèle qu’ils veulent subvertir, à savoir l’individualisme honni du monde occidental. Le ressentiment est ici plus fort que le religieux proprement dit; il va plus loin que les justifications qu’il se trouve. Mais l’acte violent, en tant que tel, n’en est pas moins devenu un acte religieux, même si ce religieux est dénaturé ou de très faible qualité.
L’attentat djihadiste est donc d’abord un anti-sacrifice (puisqu’il vise à produire du désordre et non de l’ordre); il est ensuite un autosacrifice (puisqu’il témoigne d’un désir de gagner son paradis en envoyant les autres en enfer - Rogozinski, 2017, pp. 241-242). Les djihadistes cherchent à se sauver de l’Histoire et dans l’Histoire. Ils tombent en réalité dans une double néantisation: la leur et celle des autres. La communauté pour laquelle ils se détruisent se réduit à leur propre famille. On n’y discerne pas une dimension universelle, ainsi le Royaume pour lequel mouraient les martyrs chrétiens, dont Girard rappelle «qu’ils entraient avec effroi dans l’épreuve» et ne désiraient pas la mort… sauf dans les récits hagiographiques.
Plus qu’à un simple nihilisme, comme le pense Olivier Roy, nous assistons donc à un dérèglement du religieux: au désir d’une résurrection strictement individuelle, obtenue sur la cendre des autres. Ce phénomène est d’abord psychologique. Il montre des individus pris dans une relation d’attraction-répulsion, des fanatiques détestant une mondialisation qui les fascine. Pris dans ce double bind ou cette contradiction, ils s’inscrivent alors de façon catastrophique dans un monde dont ils disent être rejetés. Le phénomène apparaît alors comme religieux. La «violation d’une relation», pour parler comme Frédéric Worms (Worms 2017, pp. 31-42), est religieuse en ses effets.
Mais Girard nous fait comprendre un autre phénomène. La jalousie de ces marginaux devenus des assassins les pousse à se poser en victimes de ceux qu’ils «victimisent»; à tirer sur la foule de leurs persécuteurs prétendus; à choisir délibérément la place du martyr. Ils rejouent là, mais à l’envers, et en caricaturant la position chrétienne, la scène du tous contre un, celle du lynchage ou du meurtre fondateur, dont Girard après Freud nous a montré qu’elle pouvait être considérée comme la matrice du religieux. Nouvelle preuve que leur acte est tout sauf un acte fondateur, mais bien ce que Girard appelle, en analysant le terrorisme à travers le Jules César de Shakespeare, un «fiasco sacrificiel».
Telle est la «conversion djihadiste»: d’abord un mouvement de ressentiment (contre un modèle qui fascine et empêche d’agir), ensuite un acte d’auto-divinisation (qui ne peut se réaliser que dans la destruction de ce modèle). Nous passons d’une logique mimétique (désir de supprimer son modèle), à une logique religieuse (agir «au nom de Dieu»). Mais cette logique avorte; elle n’aboutit pas. Elle ne crée pas de forme religieuse; elle ne créée pas de forme politique. La seule communauté qu’elle réveille est celle des tueurs.
Mais le but du djihad mondial n’est pas encore atteint à ce stade. Il vise, en fait, à convertir le plus grand nombre à la violence. C’est la raison pour laquelle au moins 20 à 25% des djihadistes français viennent d’ailleurs, du monde catholique ou du monde bouddhiste, voire d’un monde en apparence entièrement sécularisé. Cette violence excède donc le monde musulman stricto sensu, même si elle trouve dans le souvenir de l’islam des origines de quoi se justifier. Daech intervient alors comme un démultiplicateur de la violence, aggravant un ressentiment que le religieux ne parvient plus à contenir.
René Girard voit dans cette violence contagieuse ce que l’institution du sacrifice avait jadis à charge de conjurer: au niveau des sociétés premières, puis des regroupements plus complexes qu’elles constituèrent, enfin au niveau des empires, en permettant l’invention de l’Etat. Mais ce mécanisme victimaire, mécanisme rituel de re-différenciation à l’origine de toutes les institutions, ne fonctionne plus. Il se délite, nous dit René Girard, et ceci de façon irréversible. On le voit bien sur le phénomène qui nous occupe. Au lieu de contenir la violence, le djihadisme la déchaîne: nous assistons donc moins à un retour qu’à un dérèglement du religieux, cela dans une mondialisation de la violence. Le djihadisme contemporain est un mixte de nihilisme et de religieux dénaturé, beaucoup plus qu’un nihilisme qui se recouvrirait des oripeaux du religieux. Le phénomène djihadiste est religieux en ce qu’il constitue un retour de l’archaïque. Mais un archaïque «satanisé», dirait Girard - ou une violence qui ne peut plus rien fonder.
Telle est la nature des attentats, si on les analyse «d’en bas», au plus près de l’intention criminelle, par le biais d’une réduction qui dégage les motifs religieux des soldats auto-proclamés du djihad: leur geste est essentiellement réactif. Il veut la violence por la violence. Il est donc suicidaire. Aussi les djihaistes constituent-ils une menace pour l'islam tout court. Leur violence déchaînée, comme celle des anarchistes russes que le léninisme sut très bien utiliser, est toujours récupérée par l’Etat islamique (qui revendique ajourd’hui presque sytématiquement les actes terroristes), quand bien même ces «soldats» croiraient entrer librement en guerre et pour leur propre salut.
Cette politique qui court derrière la guerre a une stratégie délirante (détruire ou asservir un bon tiers de la planète) et une tactique éprouvée (faite de guerres, de guérillas et d’attentats). L’Etat islamique est donc bien l’un des acteurs importants de cette tendance historique qui ébranle le village mondial, de cette loi que René Girard appelait avec Clausewitz, en 2007, la «montée aux extrêmes». Daech veut la guerre pour la guerre. C’est en cela qu’il prétend renouer avec l’islam conquérant des premiers temps. A la seule différence, encore une fois, qu’il ne pourra fonder ou refonder aucun empire.
Daech est un trou noir, le fruit empoisonné d’une religion en décomposition: un islam privé de ses freins juridiques et de son ancienne domination politique. Mais il est surtout l’effet, beaucoup plus profond, du mécanisme religieux lui-même en cours de décomposition, puisque cette structure montre au grand jour qu’elle ne peut plus produire d’ordre. On ne voit pas, en effet, comment cette violence des marges, qui explose partout et mobilise des forces si hétérogènes, pourrait remplacer le village mondial. Elle ne peut qu’accélérer la décomposition de cet empire qui n’a pour lui que la forme informe du marché.


Messianité et messianisme

A défaut d’avoir pu résoudre l’énigme que constitue le djihadisme, au moins fallait-il en dessiner quelques contours. Après avoir évoqué ce renversement de l’ordre mondial opéré dans ses marges, je voudrais conclure mon propos sur un renversement possible de ce renversement – ou, pour parler comme le poète Hölderlin, sur une espérance au cœur du péril.
La troisième et dernière thèse de René Girard, après celles du désir mimétique et du mécanisme victimaire, on le sait par son troisième livre, Des choses cachées depuis la fondation du monde, est que c’est la révélation judéo-chrétienne qui a sanctionné l’inefficacité des sacrifices et la naissance de l’institution judiciaire comme avatar de l’institution sacrificielle. «Scandale aux yeux des Juifs et folie aux yeux des Grecs», la Croix révèle l’innocence absolue des victimes émissaires, ces victimes aléatoires dont l’expulsion, pendant des millénaires, fit revenir l’ordre dans les groupes humains. La crucifixion de Jésus est un sacrifice inutile (incapable de réconcilier une communauté sur le dos d’un condamné à mort) et un châtiment injuste (dénonçant par avance l’arbitraire toujours possible, et donc la contingence, de l’ordre juridico-politique). Cet infléchissement que la révélation/révolution chrétienne a fait subir à la religion civile du paganisme, a un nom: c’est le messianisme.
Il ne s’agit plus, cette fois, d’enraciner les sociétés dans une dette originaire, d’obliger les hommes à «marcher à reculons» en renouvelant, par des rituels sanglants, les effets cathartiques de leurs meurtres fondateurs. Il s’agit, tout à l’inverse, d’enraciner ces sociétés, toutes les sociétés humaines, dans le futur d’une communauté de justice qui viendra toujours et ne se présente jamais. C’est cette communauté à venir que la Bible et les Evangiles appellent le Royaume. Prétendre réaliser ici-bas la communauté des frères, c’est donc tomber dans le piège du messianisme politique. Le Royaume ne se réalise pas: il transcende l’histoire et l’oriente. La révélation judéo-chrétienne bouleverse ainsi la structure du religieux: nous ne sommes plus enracinés dans un passé immanent, mais dans le futur transcendant de la communauté messianique.
Nous opérons donc ici une ultime réduction: ce n’est plus contre une paix imposée par le marché, mais contre une paix proposée par la Révélation messianique, que réagit le djihadisme. Pas étonnant que ce ressentiment fondamental s’impose alors, à nos yeux fascinés, comme l’un des visages de la mondialisation. Ne plus dépendre de cette logique de mort, c’est entendre la dimension eschatologique d’une violence essentiellement réactive. Les attentats qui se multiplient aujourd’hui révèlent un furieux désir d’autodestruction. Mais ils constituent aussi la preuve négative que quelque chose vient vers nous dans le sillage de la catastrophe, une Révélation que le monde en tant que monde se refuse à accueillir.
Les djihadistes veulent accélérer l’apocalypse. Ils prennent en cela le relais des totalitarismes. Où l’on retrouve le danger du messianisme politique (ce danger que dénonçaient déjà les Evangiles de Matthieu, 11, 12 et de Luc 16, 16). D’où la formule que nous pouvons emprunter au dernier Derrida, d’une «messianité sans messie». Ce concept ouvert du religieux nous sort des identités closes et opposées les unes aux autres: chrétiens contre juifs, juifs contre chrétiens, chrétiens et juifs contre musulmans. Cette messianité traduit un appel puissant de l’avenir, plus qu’une remémoration du passé. Elle pourrait ainsi constituer le socle d’un dialogue possible entre «les trois monothéismes». Le même Derrida ne suggérait-il pas que «la figure moderne de l’Etat démocratique» était d’origine «plus ‘abrahamique’ que grecque» (Derrida 1999, p. 150)?
Car ce à quoi nous assistons, c’est donc moins au retour du religieux qu’à un retour de l’archaïque au sein d’une religion désormais incapable de le contenir. Le djihadisme échappe au contrôle de l’islam. Il ne réagit pas seulement contre ses rivaux traditionnels (en France, les attentats de l’Hyper Casher de Vincennes ou de Saint-Etienne-du-Rouvray), mais contre les éléments de messianité que l’islam porte aussi en lui, en tant que troisième forme du monothéisme. D’où le rêve du «pays de Cham» et son imaginaire de fin du monde, d’où les rivalités fratricides au sein du monde musulman. Nous retrouvons ici, à un niveau plus large, la dimension fondamentalement mimétique, c’est-à-dire réactive et suicidaire, des actes terroristes.
Le djihadisme est donc la dernière guise du nihilisme et la dernière forme du messianisme politique. Une forme que l’empire du monde globalisé n’a pas vu venir et qui se réveille dans ses marges. Face à ce dérèglement du religieux qui va de pair avec un dérèglement du monde et du climat, que devons-nous faire? Nous l’avons compris: rentrer d’urgence dans une Histoire et sur une Terre que nous avions quittées. Ne plus refuser de voir la violence qui nous constitue. Et retrouver dans chacun de nos pays, dans chacune de nos démocraties, singulière et concrète, les conditions d’une action responsable – vis-à-vis des autres et vis-à-vis du monde.


Bibliographie et Références

P. Clastres (1974), La Société ontre l’Etat. Recherches d’anthropologie politique, Minuit, Paris.
J. Derrida (1999), Donner la mort, Galilée, Paris
- (1993), Spectres de Marx, Galilée, Paris.
M. Gauchet (1985), Le Désenchantement du monde, Gallimard, Paris.
M. Gauchet, N. Truong (2015), «Le fondamentalisme islamique est le retour paradoxal de la sortie du religieux», Le Monde (21 novembre).
R. Girard (2007), Achever Clausewitz. Entretiens avec Benoît Chantre, Carnets Nord; rééd. Flammarion, coll. «Champs», Paris.
- (1978), Des choses cachées depuis la fondation du monde, Grasset, Paris.
- (1972), La Violence et le sacré, Grasset, Paris.
G. Martinez-Gros (2016), Fascination du djihad: Fureurs islamistes et défaite de la paix, Presses Universitaires de France, Paris.
Hölderlin (1966), «Patmos», Œuvres, Gallimard, coll. «Bibliothèque de la Pléiade», Paris.
S. Lacroix (2010), Les Islamistes saoudiens. Une insurrection manquée, PUF, Paris.
J. Rogozinski (2017), Djihadisme: Le Retour du Sacrifice, Desclée de Brouwer, Paris.
O. Roy (2016), Le Djihad et la mort, Seuil, Paris.
F. Worms (2017), Les Maladies chroniques de la démocratie, Desclée de Brouwer, Paris.



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