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Nos champs de solitude

PHILIPPE ALKEMADE
Articolo pubblicato nella sezione Il teatro, l’impegno e la memoria: esperienze europee.

En prélude à une exposition photographique au Mémorial de Mittelbau-Dora en avril 2013
Un itinéraire photographique de trois jours, du souvenir à la Mémoire.
«Camps de concentration de Buchenwald, Dora-Mittelbau et Ellrich»


«Chaque jour, je me lève pour m’asseoir derrière une page blanche à noircir. Mon occupation à moi, c’est l’écriture.
Écrire, poser sur le papier un récit, une histoire, une forme courte d’à peine quelques pages, quelques lignes parfois, consigner des sentiments, des impressions, des états d’âme, libérer la parole d’une façon ou d’une autre, et ici, tenter de m’expliquer ces trois journées aux confins de l’horreur.
Alors, j’interpelle dans mon esprit les ombres indistinctes de ces quelques hommes parmi les milliers que j’ai croisés là-bas, ces naufragés anonymes de l’Histoire récente, ces disparus corps et âme dans le souvenir de notre présent partagé. Je les invite à ma table de travail. Je veux les écouter raconter l’indicible réalité de leur destin assassiné. Je veux les entendre parler du froid de la place d’appel, ce froid que je ne connais pas, les entendre expliquer la faim de chaque instant, cette faim qui donne au regard une couleur que je n’envisage même pas, les entendre décrire cette peur bleue qui les broie du lever au coucher et du coucher au lever, kapos, chiens, barbelés, miradors, et le cri des camarades suppliciés qui leur arrache le cœur… J’invite, j’interpelle, j’écoute mais rien ne se passe. Seul un lourd silence s’impose à mon esprit. Alors, je me cache derrière mes deux mains pour écouter ce silence, mon silence, leur silence recomposant par des phrases inimaginables leur vingt ans en enfer, le dire, l’écrire, jusqu’à l’impossibilité de l’oubli»


Du temps qui file et défile. Jean-Pierre entre Frankfurt am Main et Nordhausen, avril 2011 Du temps qui file et défile. Jean-Pierre entre Frankfurt am Main et Nordhausen, avril 2011

Le premier jour. Dans un bus. Un livre d’images à venir ouvert sur les genoux de mes pensées. Je tourne les pages. Au début, il est question du temps. Du temps qui file et défile. Dans nos têtes. Mon grand-père, ma grand-mère, le grenier, leurs souvenirs expliqués, pièces rapportées de l’immense puzzle qui façonnent une vie.


Hors du grand champ humain, le temps qui passe n’existe pas. Le temps n’a pas eu le temps de l’imaginer passer, ni de le fixer, ni de le ravaler. Il nous a laissé le loisir de le faire ou de le défaire au gré de nos desseins. Nous avons donc créés le temps pluriel: l’ancien temps, le temps jadis, le temps des cerises, le bon vieux temps, les temps à venir... Ainsi aussi le temps oublié, désinventé. Comme une illusion. Car, en grattant un peu dans les souvenirs de la glaise, l’écho du temps d’avant se fait entendre. Chant harmonique, chant dissonant ou chant sériel... Au goût ou au dégoût de chacun. C’est ce qu’on appelle l’Histoire, la mémoire des hommes.


Cet itinéraire photographique part à la recherche de ce temps qui, peu à peu, s’oublie, se désinvente.


Je ne savais pas! Fenêtre d’une maison d’époque, face à l’entrée du camp de Buchenwald, avril 2010 Je ne savais pas! Fenêtre d’une maison d’époque, face à l’entrée du camp de Buchenwald, avril 2010

Buchenwald. Juste avant d’entrée dans le champ de solitude, le deuxième du voyage. J’avance sur le parking où nous nous sommes garés. Près de trois heures de route nous séparent de Mittelbau-Dora. J’avance donc, je fume ma cigarette, celle de 11 heures. Et soudain j’entends ces quelques mots aux travers d’une fenêtre: «Je ne savais pas!». Une phrase que l’on ouvre comme un parapluie de papier mâché sous l’orage des remords pour s’excuser du malheur que l’on a pas voulu voir venir. «Je ne savais pas!» me disent des visages approximatifs derrières les rideaux tirés comme un voile de pudeur sur l’indicible.
Cette phrase qui interroge. Combien l’ont prononcée hier? Cette phrase qui m’interroge. Combien la diront encore demain? Cette phrase qui n’excuse pas.


Buchenwald, à deux pas de Weimar. La grille de l’entrée du camp de Buchenwald, avril 2010 Buchenwald, à deux pas de Weimar. La grille de l’entrée du camp de Buchenwald, avril 2010

À deux pas de Buchenwald, Weimar. Berceau du Bauhaus: école d’architecture, école d’art, école de design, école d’artisanat, école de théâtre aussi...
Buchenwald, Weimar. Deux pas. Deux noms. Antinomiques. Deux opposés qui résument bien le 20e siècle. Deux pas. Deux noms, deux regards sur le monde, deux conceptions du monde, les deux extrémités d’une même civilisation, du plus brillant au plus sombre. Parfum suave et rond ou vomissure fétide et abjection. D’un côté, le métal qui s’encastre dans un substrat façonné de brique et de béton, donnant une impression immédiate de tragique. Modernité vieillissante avant même que d’être. Modernité qui toujours transpirera la décrépitude. À son exacte opposé, des noms qui résonnent et raisonnent comme une épure. Comme une hauteur. Comme une illumination. La forme et le trait achevés. Presque l’éternité. Kandinsky, Klee, Breuer, Feininger, Schlemmer entre autres pour le Bauhaus, mais aussi, Goethe, Schiller, Cranach...
La beauté à deux pas de l’horreur. J’entre et je marche sur les ruines du camp de Buchenwald et pas un seul de ces noms ne peux me soulager. Me voici dans le champ de solitude.


Comme une boîte emboîtée. La prison du camp de Mittelbau-Dora, Nordhausen, Avril 2011 Comme une boîte emboîtée. La prison du camp de Mittelbau-Dora, Nordhausen, Avril 2011

J’ai enjambé la petite rambarde de métal noir qui enceint l’espace. J’ai lu la notice qui présente le lieu. C’est la prison. Prison. Une prison dans une prison. Comme une boîte emboîtée dans une autre boîte. Je suis stupéfait par cette façon qu’avaient les nazis et qu’ont toujours les fascistes de hiérarchiser notre banalité, notre quotidien. Hiérarchiser jusqu’à l’horreur. Classe, sous-classe, sous-sous-classe et ainsi de suite jusqu’au vide. Prendre un tout et l’amener à plus rien. Tout en niant leur nihilisme. La négation comme seul credo. Ils se nourrissent de la part sombre que l’Homme s’évertue à rejeter. Ils prospèrent sur la merde humaine.
Derrière moi, je veux dire derrière l’appareil photo, il y a le mur d’exécution.


La place de désappel. La place d’appel du camp de Mittelbau-Dora, Nordhausen, Avril 2011 La place de désappel. La place d’appel du camp de Mittelbau-Dora, Nordhausen, Avril 2011

Mes premiers pas, mes premières impressions, mes premières images de ces trois jours en enfer. Mon premier champ de solitude aussi. La place d’appel. Qu’y a-t-il de plus humain que d’appeler? Nommer. Inscrire dans son esprit. Identifier. Un acte, une chose, un enfant, une femme, un homme et communiquer. La base de l’apprentissage, la genèse de l’Histoire humaine. Une forêt, un bois, un arbre, un végétal. Un chêne. Un continent, un pays, une région, un village, une maison. Un individu. Ainsi le nommer. L’appeler. Pour s’en rappeler. Transmettre un souvenir. La mémoire collective.
Ici, pourtant, la place d’appel déshumanise, déconstruit, défait, détricote l’humain. Elle désappelle. C’est le lieu de toutes les humiliations, le point de départ de toutes les horreurs, le lieu de toutes les inhumanités. Désappeler. Envisager l’impensable. Rendre une âme transparente. Se dire qu’il y a une logique à tout cela. Se résigner à l’admettre. Le croire inscrit dans nos gènes pour toujours. Enfin... peut-être! Parce qu’après tout, nous avons aussi inventé l’espérance, l’envie folle de se désenchaîner. La liberté.


Le grand naufrage! Camp de Mittelbau-Dora, Nordhausen, Avril 2011 Le grand naufrage! Camp de Mittelbau-Dora, Nordhausen, Avril 2011

J’avance, je marche, je m’entends marcher. Je m’arrête et je regarde. Quoi? À vrai dire, je ne le sais pas. Étendue et profondeur d’un naufrage. Marcher au milieu de ce cimetière qui n’est pas marin, qui n’est pas terrien, qui n’est pas humain. C’est sans aucun doute ici que la solitude se fait le plus ressentir, jusqu’au dégoût. Ne plus vouloir comprendre, ne plus vouloir voir, pressentir ou entendre la voix des disparus, se dire qu’on n’appartient pas à cette histoire-là. Lâchement, baisser le rideau sur l’abominable et envisager demain sans hier, comme si cela était possible. La vie est ailleurs, plus paisible. Plus calme. Moins intolérable. Le silence. Les yeux qui se ferment. Le sentiment d’une chute. Sans fin. Le laisser croire. Et puis... Non! On s’interdit de sombrer plus profondément. On se ressaisit.
Au milieu de ces épaves de briques, il me revient à l’esprit des instants de ma vie, le visage de mes filles surtout. Je crois entendre cette phrase, ce leitmotiv qui anime les moments douloureux du grand dessein humain: «Plus jamais ça!». C’est à cet instant, exactement, que surgit l’image d’un pan de mur sombrant sur cette pelouse maculée de tristes violettes. Je fixe ce grand naufrage. Ce lent engloutissement. Permettre que cette mémoire ne sombre pas complètement. Ce besoin de raconter. Pour plus tard. Lorsque les souvenirs des uns deviendront la Mémoire des autres.


L’espoir en préambule. Le camp de Mittelbau-Dora, Nordhausen, Avril 2011 L’espoir en préambule. Le camp de Mittelbau-Dora, Nordhausen, Avril 2011

Une fois encore. Envie d’être seul. À tout prix. Je suis arrivé ici presque par hasard. En avance? En retard? Je ne sais pas. Je me pose et j’attends. Je guette. Je regarde.
Des chaises vides. Comme un échec? Comme une victoire? Comme un espoir? J’imagine trois propositions. On est venu, on a écouté, on est parti. Content. Ou bien, personne n’est venu, les chaises sont restées vides. Malheureusement. Ou encore, ils vont venir. Bientôt. C’est sûr. On y croit.
On a le choix.

Et ces personnages plantés là. Ils disent? Ils ont tout dit? Ont-ils seulement à dire? Ou alors, ils parlent aux chaises. Ils écoutent les chaises leur parler. Ils s’écoutent les uns les autres, en silence. Peut-être parlent-ils tous en même temps. Le brouhaha. Le chant des oiseaux aussi, pourquoi pas. Du respect dans l’attitude. On a le choix. On a toujours le choix.


Le pourquoi du comment. Le camp de Mittelbau-Dora, Nordhausen, Avril 2011 Le pourquoi du comment. Le camp de Mittelbau-Dora, Nordhausen, Avril 2011

De loin, j’aperçois les couleurs défraîchies du long baraquement adossé au bois. L’ensemble à l’apparence d’un décor de théâtre, avec cette idée de provisoire et d’éphémère. Je m’approche jusqu’à ces portes. Je m’arrête.
Où qu’elles soient, quelles qu’elles soient, en général, les portes sont une invitation. À entrebâiller. À écouter. À épier. À claquer. À enfoncer. Ouvertes ou fermées. À entrer. À prendre. Les portes forcent à agir!
Pourtant, là, je me suis arrêté, j’ai hésité. Et puis plus rien. La faute à ce cadenas qui ferme les portes. Et la plaque en émail, ce «verboten» qui empêche la curiosité et l’envie de savoir des gens normaux qui ne veulent pas déranger.
Déranger? Est-il ici question de taire? Comme si l’on avait entassé et caché derrière ces portes toute la misère d’une mémoire honteuse. Eviter plutôt qu’inviter? Ou bien, d’une façon plus triviale, a-t-on voulu protéger l’endroit, afin qu’il ne soit pas saccagé? Ou faut-il demander la clé à l’accueil? Je ne saurai jamais!
Je repars sans chercher à comprendre, à répondre à la question de ce «circulez, y a rien à voir!». À tord. Avec le recul, je me dis que, loin de détourner le regard ou de fermer les yeux, on devrait toujours chercher à savoir pourquoi et comment.
Le pourquoi du comment. Comme au théâtre.


Voilà combien de temps qu’elle attend cet instant? Le camp de Mittelbau-Dora, Nordhausen, Avril 2011 Voilà combien de temps qu’elle attend cet instant? Le camp de Mittelbau-Dora, Nordhausen, Avril 2011

Me voici arrivé au pays de l’attente, à l’orée du bois des sans plus aucun rêve. Et je la vois. Elle est là, à attendre. Le signe d’un père, d’une mère, d’un frère. Qui sait? Il pleuvait, certainement. Dans ses yeux. Le recueillement.
Me reviennent ces mots de Macbeth: «Qui peut redouter qu’un jour une forêt se lève et marche? Personne ne pourra ordonner à un arbre d’arracher ses racines à la terre?»
Peut-être vit-elle, silencieusement, secrètement, dans l’attente, qu’un jour l’improbable surviendra et apaisera la douleur de l’absence? Ainsi sommes-nous fait. De chair et d’espérance.
Voilà combien de temps qu’elle attend cet instant?


Allégorie. Le camp d’Ellrich, Nordhausen, Avril 2011 Allégorie. Le camp d’Ellrich, Nordhausen, Avril 2011

J’emprunte souvent l’escalier de mes sentiments. Descendre vers un grand nulle part ou monter je ne sais où! Quelques volées de marches qui me sont familières et qui vont du dernier sous-sol de mes états d’âme à l’étage le plus élevé de mes emballements secrets.
Ici, enfin, là-bas, à Ellrich, je me suis arrêté au beau milieu de cet escalier, ne sachant plus dans quel sens aller. Admirer le courage de ces silhouettes qui hantent toujours ces lieux éprouvants ou m’effondrer en réalisant combien j’étais loin d’imaginer que l’âme humaine pouvait être aussi sombre, noire, ténébreuse jusqu’à la lividité transparente et glaciale. Spectrale.
Je me suis surpris à me partager. À me décomposer. Déboussolé. Hésitant entre le nord, l’est ou le grand sud de mon escalier. Pour enfin me rendre compte que, n’en pouvant plus, souvent, pendant ces trois jours, je préférais rester à l’ouest. Chez moi. Bien à l’abri dans ce qui dépasse ma conscience des choses et du monde.
Là-bas, à Ellrich, Dora ou Buchenwald, il est bien question de ce partage en soi, accepter et fuir tout en même temps une terrible réalité. Espérer et désespérer. Balancer et contrebalancer ses émotions, pour se soulager, à la façon d’une douleur que l’on apaise. Sourire et pleurer sèchement. Finir par douter de l’Homme. L’espace d’un instant. Oui, douter. Pour, au bout du compte, en apprendre un peu plus sur l’humain et l’inhumain. Connaître cela, c’est grandir un peu.



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