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Islam et droits de l’homme: l’esprit et la lettre

Hamadi Redissi

La célébration, cette année, du soixantième anniversaire de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme (1948) coïncide avec l’entrée en vigueur de la Charte Arabe des Droits de l’Homme (2004) annoncée par la Ligue le 15 mars 2008[1]. Si la première célébration a un aspect routinier, l’entrée en application de la Charte arabe est événement inattendu car personne n’avait envisagé que les Arabes signeraient un jour un pacte qui reconnaît des droits contraires à leurs législations internes, limite leur souveraineté et institue un mécanisme de protection des droits confié à un comité d’experts. La surprise est d’autant plus grande que l’Arabie saoudite est l’un des pays qui ont clairement exprimé en 1994 leur volonté de ne pas être liés par la Charte, incompatible avec la Déclaration du Caire (1990) et avec leur droit interne[2]. Mieux, quand on connaît la position de l’Arabie saoudite durant les discussions portant adoption de la Déclaration de 1948, on mesure la distance parcourue.


1. La logique des Etats

La Déclaration Universelle est une position de principe exprimant la conscience universelle. Elle a été consacrée dans les années soixante par des instruments internationaux positifs liant les Etats notamment les deux Pactes Internationaux celui des Droits Economiques et Sociaux et celui des Droits Civils et Politiques. Au moment de l’adoption de la Déclaration, seuls cinq Etats Arabes (l’Egypte, l’Irak, le Liban, la Syrie et l’Arabie Saoudite) et au total sept Etats islamiques (outre les cinq Etats mentionnés, la Turquie et l’Iran) étaient indépendants et ont pris part à la discussion. Aujourd’hui, la Ligue des Etats Arabes créée en 1945 compte vingt et un Etats et l’Organisation de la Conférence Islamique, fondée en 1972, réunit près d’une soixante de pays. La Charte Arabe, contrairement à la Déclaration Universelle, est un document positif au même titre que les deux Pactes, un traité international adopté par le Conseil de la Ligue Arabe en septembre 1994 (révisé en 2004) et soumis à ratification aux membres de la Ligue.
Au moment de son adoption, la Déclaration Universelle a suscité des réserves notamment de la part du délégué saoudien. Il trouvait que la déclaration était imprégnée de «matérialisme» et défendait l’idée que l’islam était une religion naturelle. Il mettait ainsi en doute l’article 18 sur la liberté de penser, une proposition libanaise que le saoudien estimait ouvrir la porte «aux missionnaires et à l’impérialisme». Il voulait amender l’article premier en ajoutant que tous les hommes sont créés égaux à l’image de Dieu. Et il s’est opposé à l’égalité entre hommes et femmes[3]. La création de la Ligue Arabe, trois années auparavant (1945), n’a pas suscité les mêmes réserves pour la bonne raison qu’elle ne dit rien sur les droits de l’homme. Outre la question palestinienne, la préoccupation principale du noyau fondateur était l’indépendance de la plupart des Etats colonisés[4]. La lutte pour l’indépendance s’est appuyée sur des principes universels proches de ceux contenus dans la Déclaration. En fait, le combat était global aussi bien pour l’indépendance que pour la réalisation de la liberté individuelle. Il s’avère aujourd’hui que les mouvements de libération se sentaient plus concernés par le préambule de la Déclaration qui affirme un droit collectif à l’émancipation que par la liste des droits individuels énoncés: «considérant que la dignité inhérente aux membres de la famille humaine et de leur droits égaux et inaliénables constitue le fondement de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde». La Charte de la Ligue en 1945 ne déroge pas à cette logique. Il y est question de coopération dans divers domaines mais guère de droits de l’homme. L’indépendance des Etats arabes n’a pas non plus tenu ses promesses. Elle a au contraire accouché de régimes autoritaires. En fait, les uns ont trahi leur engagement, tandis que d’autres ne se sentaient pas du tout concernés par les droits de l’homme. Dans certains cas, notamment au Maghreb l’élite dirigeante, nourrie des principes universels, avait promis une constitution libérale[5]. Mais dans d’autres, notamment au moyen orient, les droits de l’homme ne faisaient pas du tout partie de l’agenda politique[6]. La situation a empiré avec une série de coup d’Etats qui ont remplacé des monarchies relativement libérales par des dictatures militaires[7]. C’est seulement en 1968, après que Nations Unis ont adopté les deux Pactes des droits (1966) que la Ligue Arabe s’est sentie en devoir de créer une commission permanente des droits de l’homme, juste pour le principe.
La décennie 60 était marquée par les idéologies nationalistes arabes et marxistes, toutes hostiles aux droits de l’homme. Les nationalistes arabes avaient pour modèle l’Allemagne de Bismarck et les marxistes assimilaient les droits de l’homme à une obscura camera bourgeoise. Il faut attendre les années quatre vingt pour que la question des droits de l’homme refasse surface et devienne centrale. Ces années 80 correspondent également au déclin des légitimités arabes et à la montée de l’islamisme. Le contexte international a sensiblement changé. Les Nations Unis appellent de plus en plus les Etats à adhérer aux conventions internationales relatives aux droits humains. De même, le réseau des organisations non gouvernementales (NGO), de plus en plus actif, ne cesse de dénoncer les violations des droits de l’homme dans les pays arabes et islamiques.
En vérité, on doit à la société civile arabe ou islamique cet intérêt grandissant pour les droits de l’homme. On a vu alors une inflation de «déclarations» ou de «constitutions» ou de le «chartes» des droits de l’homme, les unes nationales, les autres se situant à l’échelle arabe ou islamique, les unes adoptées par des institutions non gouvernementales, les autres par des organismes étatiques[8]. Mais la grande opposition qui traverse ces textes est celle qui met en équation le conflit entre le sécularisme et la sharia. En réaction à ce mouvement de fond, les pays islamiques adoptent dans le cadre de l’OCI (l’Organisation de la Conférence Islamique) la Déclaration des droits de l’homme en islam dite également Déclaration du Caire (1990). Elle assimile purement et simplement les «droits» aux «obligations» et les conditionne par la sharia. La déclaration du Caire déroge aux normes internationales. D’abord, elle énonce des droits foncièrement en contradiction avec les principes, les textes internationaux et le consensus interculturel. C’est ainsi qu’elle avalise la peine de mort (article 2a), assume les châtiments corporels (hudûd) (article 2d)[9], accorde à la femme des droits limités et lui assigne plus de devoirs (article 6). Elle institue la religion islamique religion naturelle de l’homme et interdit de changer de religion ou de devenir athée (article 10). Ensuite, elle conditionne la reconnaissance des droits par leur conformité à la sharia. Certains droits sont déclarés soit en “accord” avec les principes de la sharî‘a (droits de l’enfant, article 7), soit des droits dont la jouissance ne doit pas être en contradiction avec “les principes de la sharî‘a” (propriété intellectuelle et artistique, article 16). D’autres sont à exercer “dans le cadre de la sharî‘a” (liberté de circuler, article 12 et liberté d’expression, article 21). Enfin, la sharî‘a est la référence en matière d’interprétation (art. 24)[10].
Le texte est si rétrograde qu’il a suscité une contre campagne sans précédent des milieux des droits de l’homme dans le monde. Une partie des pays arabes semi sécularisés devait prendre ses distances de la déclaration du Caire. Elle redonne vie au projet d’une charte arabe des droits de l’homme, adoptée en 1994. La Charte est un réel progrès par rapport à la déclaration du Caire et aux législations internes de plusieurs pays arabes. Elle réaffirme en préambule son attachement aux principes de la Charte de l’ONU, à la Déclaration universelle de 1948 et aux deux Pactes internationaux. Mais, en même temps, elle se réfère à la Déclaration du Caire. Mais cette référence est purement formelle pour trois raisons. Premièrement, aucun droit énoncé dans la Charte ne se réfère à las charî‘a. Deuxièmement, le préambule se réfère également aux principes éternels de fraternité et d’égalité institués par les autres religions monothéistes. Troisièmement, la Charte, pluraliste en matière religieuse, garantit la liberté de croyance (article 26), la liberté du culte et d’expression religieuse (article 27) ainsi que le droit des minorités à jouir de leurs cultures (art.37).
Mais la Charte a été critiquée. Des amendements ont donc été nécessaires pour améliorer son dispositif et la mettre en phase avec les principes et les standards internationaux. Mais cette «modernisation» souffre encore de certaines limites[11]. Si donc on peut saluer l’entrée en vigueur de la Charte, celle-ci a été, une fois de plus, l’occasion pour Louise Arbour, au nom du bureau du Haut Commissariat des Nations Unis aux Droits de l’Homme, de souligner, par communiqué en date du 30 janvier 2008, que la Charte (2004) reste incompatible avec les normes internationales. Elle cite les domaines suivants: la peine de mort, le droit des enfants, les droits des femmes, les non citoyens et l’assimilation par la Charte du sionisme au racisme (contraire à la résolution 46/86 de l’A.G. des Nations Unis).


2. Le cas tunisien

La Tunisie rentre dans ce mouvement d’ensemble, mais, du fait de sa sécularisation, elle demeure légèrement en retrait au moins par rapport aux autres pays arabes. Le pays a donné au monde islamique sa première constitution (1861), et au monde arabe son premier code moderne de la famille, le Code de Statut Personnel (1956) et la première ligue des droits, la Ligue Tunisienne des Droits de l’Homme (1978). Le mouvement national tunisien a été dirigé par une élite moderniste, civile, urbaine, francophone et séculaire qui a voulu faire la synthèse entre les idéaux universels de la révolution française et l’islam. Les travaux de la constituante (1956-1959) sont représentatifs de cet état d’esprit. De nombreuses interventions se réfèrent aux hommes des Lumières (Rousseau, Montesquieu…), aux constitutions occidentales et à la doctrine des droits naturels. Deux éléments à retenir: le statut des libertés et le rôle de l’islam.
Sur le rapport de la constitution aux libertés, la constitution tunisienne de 1959 est d’inspiration libérale. Elle reconnaît les libertés de base et sépare les pouvoirs. Seulement, elle confie l’organisation des libertés à la loi. Il se fait que la loi, expression de la volonté générale, loin de se limiter à la mise en application des libertés, les restreint et prive les citoyens de les exercer. Ceci n’est pas dû seulement à la culture autoritaire du leadership, mais également à la domination du parti gouvernemental dans l’organe législatif qui adopte les lois. Dans ces conditions la revendication de l’esprit et de la lettre de la déclaration universelle s’est déplacée vers l’opposition et la société civile. La charte de la Ligue des droits de l’homme révisée en 1985 est représentative de ce tournant. De toutes les textes sécularisés arabes, elle est la proche de la déclaration de 1948 dans au moins neuf de ses articles identiques à la Déclaration[12]. Mieux, c’est également le premier texte qui reconnaît à la musulmane le droit d’épouser un non musulman (art. 8). L’adoption de ce dernier article a été l’occasion d’un bras de fer entre les islamistes et les laïcs au sein de la Ligue, présidée à l’époque par Mohamed Charfi. Le débat s’est intensifié dans les journaux avec l’intervention de Mohamed Talbi hostile à cette «innovation». La prise du pouvoir par Ben Ali en 1987 n’a pas considérablement changé le statut juridique des libertés. Certes une révision constitutionnelle en 2002 affirme que les droits de l’homme sont garantis dans leur universalité et leur complémentarité mais elles sont toujours conditionnées par des lois scélérates. L’accord de coopération entre la Tunisie et l’Union Européenne (1995) inclut le respect des droits de l’homme et la démocratie comme faisant «partie intégrante du traité» (Section II). De même, la nouvelle politique de voisinage insiste sur ce point. Néanmoins, il n’existe pas de mécanismes particuliers qui doivent être enclenchés en cas de grave atteinte aux libertés.
S’agissant de la relation à l’islam, la constitution fait de l’islam la «religion de l’Etat» (art. 1). La doctrine juridique tunisienne a longuement discuté sur le point de savoir si l’Etat est islamique ou si l’islam est la religion de l’Etat. En se référant aux travaux préparatoires au cours desquels la proposition de mentionner «l’Etat islamique ou arabo-islamique» a été refusée, la tendance générale considère que l’islam se réfère à «une réalité sociologique» c'est-à-dire à la religion presque exclusive du pays. C’est au nom de cette autonomie que l’Etat se donne le droit d’adopter une législation non conforme à la tradition juridique de l’islam. C’est ainsi que le premier président Bourguiba a pu promulguer le Code de Statut Personnel qui interdit et criminalise la polygamie, institue le divorce judicaire égal pour les deux époux et limite l’âge minimal de mariage à 18 ans. Ces réformes ont été étendues et renforcées, y compris par l’actuel chef de l’Etat. Mais ce sécularisme est instrumentalisé à des fins autoritaires. Il demeure également relatif tant que l’Etat gère le culte et administre les affaires religieuses.
C’est en cela que la Tunisie est un pays singulier où l’autoritarisme se conjugue avec le sécularisme, là où dans la majeure partie des pays arabes l’autoritarisme se double d’un conservatisme religieux qui n’est approuvé ni par les islamistes, ni par les laïcs.


3. L’herméneutique des droits

La résistance des Etats arabes et islamiques à mettre leur législation en conformité avec les normes internationales est remarquable. A cette fin, ils utilisent de nombreux artifices juridiques et déploient une stratégie à plusieurs facettes. Ils adhérent aux instruments internationaux d’une manière sélective. Ils endossent des droits et en ignorent d’autres. Ils surévaluent des droits (les droits économiques et sociaux et ceux de la troisième génération) et dévaluent d’autres (les droits civils et politiques ou ceux de la première génération). Ils adhérent aux conventions internationales mais rarement aux conventions portant protocoles qui enclenchent des procédures de contrôle interétatique ou supra étatique. D’après Mayer, les Etats-Unis ont une politique «sélective» similaire[13]. Mais la comparaison se heurte immanquablement à la nature du droit interne en question. Les Etats arabes et islamiques font des réserves liées à la sharia – ce qui est impensable dans le cas américain où le droit n’est pas basé sur le droit canonique. Les réserves sont formulées soit d’une manière générale («in so far as it is not incompatible with the provision of the Islamic sharia») soit d’une manière particulière, article par article[14]. De tels procédés vident souvent l’adhésion de son utilité qu’elle réduit à une mise en scène médiatique destinée à améliorer l’image ternie des gouvernements islamiques. Cependant, il faut admettre que la position ambiguë des Etats ne relève ni de l’hypocrisie, ni de la volonté de se maintenir au pouvoir. Elle est culturelle. Elle est herméneutique. Elle pose la question du rapport de l’islam aux droits de l’homme.
A propos du rapport de l’islam aux droits de l’homme, Fred Halliday dénombre cinq positions et Baderin surenchérit en se demandant s’il n’y a pas une sixième, à savoir «l’agenda caché anti-religieux» des droits de l’homme[15]. En fait, on peut les ramener à trois positions clefs: l’incompatibilité, la compatibilité et l’islamité des droits.
La première position est hostile aux droits de l’homme. Elle les rejette sur des bases religieuses, culturelles ou politiques. Une certaine idéologie religieuse (souvent représentée par l’islam radical) les considère comme une impiété majeure du fait qu’ils substituent à la seigneurie divine des droits d’origine humaine. La base culturelle du refus assimile les droits à une agression culturelle qui cherche à imposer la vision occidentale du monde. Le rejet politique les assimile à une conspiration impérialiste destinée à affaiblir des Etats nationaux souverains.
La seconde position est concordiste. Elle plaide pour la compatibilité entre les droits humains et l’islam pourvu qu’on fasse les bonnes distinctions: entre le texte et son interprétation, entre les textes primaires (Coran et sunna) et la jurisprudence, la sharia et le tashri’ (législation humaine), entre les cultes intangibles et les rapports sociaux soumis à évolution. Ainsi l’islam revigoré et bien interprété convient à l’esprit du temps. Cette position est dominante. Elle rappelle, toutes proportions gardées, l’opposition kantienne des sub-contraires (les deux thèses sont vraies sous un certain rapport).
Une troisième position islamise les droits. Contrairement à la seconde posture qui cherche des correspondances ou des affinités ou des rencontres entre les deux systèmes juridiques, cette dernière position surenchérit sur l’islamité des droits. Ceux-ci ne peuvent être accomplis que par des lois islamiques. Et à la différence de la première, elle ne rejette pas les droits de l’homme au nom de l’islam. Bien au contraire, l’islam est le meilleur système des droits. Souvent, le glissement se fait subrepticement de la seconde à la troisième position.
La littérature sur la comparaison entre les ressources islamiques et les droits de l’homme est aujourd’hui pléthorique. Malheureusement, la discussion n’a pas beaucoup progressé depuis les deux articles de Majid Khadduri dans les années cinquante, quant l’intérêt pour la question était marginal. Dans le premier, il met en équation le concept des droits de l’homme et la classification islamique des droits: les droits de l’homme et les droits de Dieu, les droits personnels à la sécurité, à la réputation, à l’égalité, à la fraternité et à la justice et les droits publics[16]. Dans le second, plutôt historique, examine l’évolution du système juridique islamique à la lumière du choc occidental[17].
Depuis, tout exercice dans le genre se croit en devoir de faire le catalogue des droits et chercher dans la tradition islamique, des versets ou des hadiths, un équivalent sémantique ou une consécration de ce droit. C’est le cas de certaines déclarations des droits de l’homme telle que celle de Bani Sadr, ancien président de l’Iran, ou celle du Conseil Européen où chaque droit est énoncé puis étayé soit par un verset, soit par un hadith[18]. C’est le cas des nombreux textes théoriques disponibles dans les deux anthologies de Kurzman où l’un d’eux, le turc Ali Bulaç fait de la constitution de Médine (entre Muhammad et les juifs) un modèle de la constitution moderne fondée sur la tolérance[19]. C’est ce qu’on entend par «islamisation des droits». Les auteurs choisis appartiennent à des horizons si différents qu’on se demande légitimement comment des islamistes comme le tunisien Ghannouchi et l’égyptien Qardawi puissent cohabiter sous le label «libéral» avec le laïc Ali Abd al-Raziq ou l’épistémologue Mohamed Arkoun. A sa décharge, Kurzman reconnaît que le libéralisme a une valeur heuristique: les auteurs de sa collection ne se définissent pas nécessairement comme libéraux, ils n’épousent pas tous les aspects du libéralisme, sans compter que le libéralisme est mal vu en terre d’islam et identifié à l’hégémonie occidentale. C’est peut-être la raison pour laquelle il double en 2002 sa première anthologie par une seconde intitulée Modernist Islam, 1840-1940, A Sourcebook. Il enrichit les thèmes déjà examinés par de nouvelles questions non abordées dans le précédent volume, telles que le rapport à l’Occident, la culture, l’éducation et la science et pose les questions de la légitimité de la prise de parole: qui parle, au nom de quoi, de quoi et comment? Mais là également, il reconnaît que «les frontières du mouvement islamique moderne peuvent être imprécises» et que le mouvement «n’a jamais été monolithique»[20]. Parce que moins rigoureuse, la catégorie d’islam moderne semble plus appropriée que l’islam libéral, mais dès lors que le rapport de l’islam à la modernité est ambigu et complexe, Kurzman subsume sous le nouveau label toutes les tendances intellectuelles, du XIXe siècle à nos jours.
On peut longtemps discuter des racines culturelles ou religieuses des droits humaines. Mais on ne peut faire l’impasse sur le fait qu’ils sont apparus historiquement en Occident. Sans doute, le besoin d’ancrer des droits dans la tradition islamique (ou asiatique) se justifie par la nécessité de se réapproprier le patrimoine universel ou de trouver dans la tradition des ouvertures, des indications ou des signes qui indiquent que rend ces droits ne sont pas si «étrangers». Il s’agit là d’une saine et bonne disposition d’esprit.
Malheureusement, la pensée islamique n’a pas construit de doctrine cohérente des droits de l’homme en islam. Elle a une intuition (chercher la comptabilité) et une procédure (l’ijtihad). Elle a un catalogue de droits, elle offre des solutions pratiques mais elle reste éclectique et parfois arbitraire, dans le choix des sources, dans la manière d’aborder les questions et dans les solutions proposées.
En vérité, la pensée islamique concordiste se heurte à deux limites: l’une positive, l’autre herméneutique. Par limite positive j’entends le fait que beaucoup des dispositions des sources primaires auxquelles elle veut s’en tenir (Coran et sunna) sont discriminatoires (entre hommes et femmes, entre musulmans et non musulmans, sans compter les châtiments corporels…). Au lieu de les affronter, la pensée concordiste fait dans le déni du réel. Ou bien elle fait l’apologie de l’islam. La limite herméneutique veut dire que le discours islamique sur les droits n’a pas de doctrine cohérente pour relever le défi de «concordat». Certes certains arguments sont pertinents dans le débat: la distinction entre cultes intangibles et les rapports sociaux évolutifs. Mais on sait que l’islam règle aussi les rapports sociaux. Que faire? D’autres arguments sont plus fragiles. Par exemple, la distinction entre la religion et les sciences religieuses. Existe-il alors une sharia «dure» et une sharia «mole», une à maxima et une à minima? Quelle est la différence entre les droits et les obligations? Par exemple, les cultes sont-ils des droits libertés, des droits-créances ou des devoirs ? Quelle est la différence entre le concept moderne de «avoir le droit de ou à» et les catégories juridiques classiques (l’obligatoire, l’interdit, le désapprouvé, le recommandable et le permis)? Par exemple, quelle rapport entre le principe moderne de la liberté et la catégorie islamique de «permis» (mubah)? Existe-il enfin une doctrine du jus naturalis en islam? Est-ce que la théologie islamique rationaliste (le mutazilisme) contient des ressources disponibles pour une réflexion sur le droit? Je pense par exemple à la théorie du libre arbitre (ikhtiyar) ou au concept de justice (‘adl) (l’un des cinq principes centraux du mutazilsme)… Autant de questions qui peuvent légitimer une véritable recherche des sources du «libéralisme» dans la culture islamique.
Le penseur soudanais Mahmoud Tah a essayé dans Le second message de l’islam a tenté de fournir une méthodologie herméneutique originale. Il n’a pas fait souche, mais il a eu un disciple, An-Naïm qui dissémine ses idées[21]. Son idée de base consiste à distinguer deux messages dans le Coran: l’un d’application immédiate dans le contexte historique du VIIe siècle et l’autre fondamental et universel mais différé, à appliquer dans le futur. C’est «le second message». Il réside paradoxalement dans le Coran révélé à la Mecque. Or, selon la tradition le Coran mecquois est complété par le Coran médinois, mais également abrogé et corrigé dans certaines de ses dispositions. Mahmoud Tah renverse la logique: le «premier» message devient le «second» message dans le temps. Ainsi toute la législation médinoise sur les femmes et les non musulmans et le jihad déclaré à sont en fait «abrogés» par le «précédent» Coran mecquois. En revanche, le message mecquois où il est question de Dieu, des hommes, de tolérance et d’eschatologie, est encore d’actualité.
Cette méthodologie se base sur les distinctions exégétiques entre abrogeant et abrogé et des circonstances de la révélation des versets. Elle a été aussi défendue par A. Meddeb et bien d’autres pour dire que ce sont les versets du jihad qui sont abrogés par les versets de la tolérance et non l’inverse comme le prétend la tradition[22]. Seulement, cette heureuse disposition d’esprit soulève des difficultés. Le mecquois ne contient pas de système de droit, mais des exhortations. Or, le problème réside dans le droit coranique. La distinction entre le mecquois et le médinois n’est pas très tranchée. Il existe des interpolations entre eux sans compter qu’un paquet de versets demeure de statut indéterminé. Recourir aux circonstances de la révélation comme «pédagogie divine» historicise le Coran mais n’est pas d’application générale. Mais l’intuition de Tah est bonne. Après tout, une idée fausse mais riche est plus féconde qu’une idée vraie mais pauvre.



[1] La Charte a été ratifiée seulement par la Jordanie, mais cinq autres Etats l’ont ratifiée (Algérie, Arabie Saoudite, Egypte, Tunisie et Yémen).
[2] Arabie Saoudite, Émirats arabes Unis, Bahreïn, Koweït, Oman, Soudan et Yémen.
[3] Sur la position de l’Arabie Saoudite Voir P.C. BORI, Diritti umani, in Per un consenso etico tra culture, Marietti, Genova 1991, pp. 89-100. Et plus généralement sur ces discussions S. ABU SAHLIEH, La définition internationale des droits de l’homme et l’islam, in "La Revue Générale de Droit International Public", t. 89, 1985, 3, p. 625 e sgg.
[4] L’Egypte, l’Irak, le Liban, la Syrie et l’Arabie Saoudite, La Transjordanie et le Yémen.
[5] L’Algérie (1963), le Maroc (1956), la Mauritanie (1958) et la Tunisie (1956).
[6] Outre l’Arabie Saoudite, La Libye (1953), Le Bahreïn (1971), Oman (1971), Qatar (1971), les Emirats Arabes Unis (1971).
[7] La Syrie (1949), l’Egypte (1952) et l’Irak (1958).
[8] Voir la première revue de ces déclarations: A.E. MAYER, Islam and Human Rights: Tradition and Politics. Westview, Boulder 19993.
[9] Dans la tradition juridique les sanctions pénales dites limites (hudûd) tirent leur nom du fait que ses sanctions tracent des limites et sont elles-mêmes des sanctions limites impérativement mises en œuvre.
[10] Voir ma comparaison entre la Déclaration du Caire et la charte arabe de 1994: L'universalità alla prova delle culture: le dichiarazioni islamische dei dritti dell'uomo, in La Dichiarazione Universale dei Diritti dell'Uomo Cinquant'anni dopo, CLUEB, Bologna 2000, pp. 109-127.
[11] Voir deux bonnes analyses de l’apport et des limites de la version 2004 de la Charte: H. CHÉKIR, La modernisation de la Charte arabe des droits de l’homme, in "Jura Gentium", 2005 (www.juragentium.unifi.it) et M. RISHMAWI, The revised Arab Chart on Human Rights: A Step Forward?, in "Human Rights Law Review", vol. 5, n. 2, 2005, pp. 361-376.
[12] T. KORAYTEM, Arab Islamic Developments on Human Rights, in "Arab Quarterly", vol. 16, n. 3, (2001), p. 258.
[13] See A.E. MAYER, Clashing Human Rights Priorities: How the United States and Muslim Countries selectively use provisions of International Human Rights Law, in "Forum for Intercultural Philosophy", 6 (2005) and M.A. BADERIN, International Human Rights and Islamic Law, Oxford University Press, 2003.
[14] Voir l’état des ratifications et des réserves dans UNDP, Arab Human Rights Index: http://www.arabhumanrights.org.
[15] M.A. BADERIN, International Human Rights and Islamic Law, cit, introduction.
[16] M. KHADDURI, Human Rights in Islam, in “Annals of The American Academy of Political and Social Science”, vol. 243, Janv. (1946), pp. 77-81.
[17] M. KHADDURI, Islam and the Modern Law of Nations, in “The American Journal of International Law”, vol. 50, n. 2, Aprile (1956), pp. 358-372.
[18] Voir mon article, L'universalità alla prova delle culture, cit.
[19] CH. KURZMAN (ed.), Liberal Islam A Sourcebook, Oxford University Press, 1998; ID., Modernist Islam, 1840-1940, A Sourcebook, Oxford University Press, 2002.
[20] Modernist Islam, cit. pp. 4-5.
[21]Il a été exécuté pour «apostasie» par Numeiri avec la complicité de Tourabi en 1984. Voir M. TAH, The Second message of Islam, Syracuse University Press, New York 1987 et A. AN-NA’IM, Toward an Islamic Reformation: Civil Liberties, Human Rights and International Law, Syracuse University Press, New York 1987.
[22]Voir M. CUYPERS, ET G. GOBILLOT, Le Coran, Editions Le Cavalier Bleu, Paris, 2007, pp. 93-97, 105-108.
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