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La guerre contenue par la politique: Achever Clausewitz et The Internationalists

PAUL DUMOUCHEL
Articolo pubblicato nella sezione Girard, filosofia e politica

Achever Clausewitz

Dans Achever Clausewitz (2007), René Girard et Benoît Chantre se proposent de dégager et de mener à terme l’intuition centrale du premier livre, plus précisément du premier chapitre du premier livre du De la guerre de Carl von Clausewitz. Clausewitz, au moment de sa mort, considérait en effet qu’il n’avait véritablement mener à terme que ce seul premier chapitre. Leur objectif est non-seulement de réinterpréter l’ensemble du livre à la lumière de l’intuition centrale de ce premier chapitre – contrairement à ce qu’a fait Raymond Aron – mais aussi d’analyser à sa lumière l’évolution de la guerre comme institution depuis les guerres napoléoniennes jusqu’à la fin de la seconde guerre.
Le premier chapitre du premier livre introduit le concept pur de la guerre qui, selon Clausewitz, est celui du duel, un conflit opposant deux adversaires, chacun essayant d’imposer sa volonté à l’autre. Livré à lui-même, un tel conflit n’a pas d’autre limite que la victoire de l’un et la destruction de l’autre. En particulier, argue Clausewitz, rien dans le concept du duel n’est susceptible d’en limiter l’intensité ou la violence. Pris isolément, en lui-même le duel, disent Girard et Chantre à la suite de Clausewitz, se caractérise par une montée aux extrêmes. Il évolue «naturellement» vers une violence sans limite, et si telle est l’essence de la guerre, celle-ci tend «spontanément» ou «normalement» vers iune violence toujours plus grande. Néanmoins, comme y insiste Clausewitz, historiquement la plupart des guerres qui ont eu lieu en Europe depuis le Moyen-Âge jusqu’au moment où il écrit n’ont pas eu cette structure. Elles ont échappé à la logique du duel et à l’emballement de la violence. Elles sont demeurées des gestes politiques, plutôt qu’elles ne sont devenues des épisodes de pure destruction. Car la guerre, dit Clausewitz, ne doit pas être prise en elle-même de façon isolée, mais avec l’ensemble au sein duquel elle s’inscrit.
Fort de cette recommandation Clausewitzienne, Raymond Aron voit une rupture (et une opposition) entre l’intuition du premier chapitre et l’institution de la guerre telle que Clausewitz l’analyse dans le reste du livre. La guerre comme «continuation de la politique par d’autres moyens» est tout le contraire de cette montée aux extrêmes de la violence; c’est une institution bornée et normée par la politique qui utilise la guerre comme un instrument à son service. Girard et Chantre ne sont pas tant en désaccord tant sur les prémisses de l’argument que sur la conclusion d’Aron et sur la méthode qu’il emploie, laquelle tend à réduire le désaccord entre le concept et la réalité à une contradiction interne au livre ou une incohérence de l’auteur. Il y a bien une tension entre l’analyse du concept de la guerre comme duel au premier chapitre et le reste du livre, mais comment faut-il comprendre cette tension? Alors qu’Aron veut confiner la violence sans limites du duel dans l’aire du pur concept, la théorie mimétique, au contraire, la conçoit comme l’attracteur d’un système dynamique. L’évolution des conflits armés vers une toujours plus grande violence est un phénomène réel et spontané qui tend à renverser les obstacles institutionnels qu’on lui oppose, tout comme une inondation emporte les digues mises pour l’arrêter.
En fait, si Clausewitz pense qu’historiquement le politique a généralement réussi à contenir la violence de la guerre à l’intérieur de certaines limites, il sait aussi que les guerres récentes auxquelles il a participé, guerres révolutionnaires et Napoléoniennes, sont différentes. Ce sont des conflits militaires qui beaucoup plus que les guerres du passé ressemblent au concept pur d’un duel caractérisé par la montée aux extrêmes. Clausewitz, selon Girard et Chantre, écrit à un moment charnière où l’institution politique de la guerre comme moyen de réduire et de limiter l’intensité des conflits commence à se déliter. Parce que la révolution française a radicalement remise en cause l’ordre politique qui depuis le 17e siècle encadraient la guerre et parce qu’elle a remplacé les armées de métiers par le «peuple en armes». Plutôt que des armées professionnelles qui s’opposent, ce sont dorénavant des peuples entiers qui s’affrontent. Clausewitz cherche, à sa manière, à protéger cette institution. Il vent en faire la théorie, et à la défendre contre l’assaut qu’elle vient de subir. Simultanément, il est fasciné par Napoléon – qu’il qualifie de «génie de la guerre» – et les remèdes qu’il propose pour répondre aux innovations de l’empereur tendent au contraire vers la montée aux extrêmes qui menace la guerre comme institution.
L’opposition entre l’institution qui cherche à limiter la violence des conflits et leur évolution vers une plus grande intensité est donc bien réelle, plutôt que de l’ordre du simple concept. C’est pourquoi elle ne peut être reléguée dans l’espace intellectuel et abstrait d’une contradiction interne à l’œuvre. Cette «contradiction» indique plutôt, selon Girard et Chantre, que Clausewitz a eu une intuition juste de moment historique où il écrit, même s’il n’a pas su l’analyser parfaitement. Les deux guerres mondiales du XXe siècle démontrent à souhait le bien fondé de l’intuition centrale du général prussien. L’une et l’autre ont été des guerres à outrance qui de plus en plus ont pris pour cible les populations civiles jusqu’à viser l’extermination de peuples entiers et ont conduit au développement d’armes toujours plus destructrices. Impossible de croire que nous avons encore affaire à une institution politique qui vise à limiter et à contenir la violence. Ces guerres ont été caractérisées par une indéniable montée aux extrêmes.
Certes, on peut penser que la «guerre froide» reposaient sur un mécanisme qui vise la destruction totale de l’humanité afin de nous protéger de notre propre violence, et que l’équilibre de la terreur est un pari sur l’excès de la violence dont le but est de la rendre impossible. Or même si c’était le cas, c’est là tout autre chose qu’une institution rationnelle qui vise à borner et à normer la violence, puisqu’il s’agit au contraire de placer son espoir dans une violence si extrême qu’elle se régule elle-même. La disparition de la guerre comme institution nous ramènerait ainsi au plus près de la situation originelle du mécanisme victimaire qui repose lui aussi sur une auto-régulation de la violence.
Cette lecture de Clausewitz et des transformations historiques de la guerre comme institution s’accorde parfaitement avec une des thèses centrales de la théorie mimétique. Selon celle-ci, les institutions héritées du mécanisme victimaire, depuis la révélation Chrétienne perdent progressivement leur capacité de nous protéger contre notre violence. Comme ces institutions sont elles-mêmes violentes, la thèse peut se reformuler de la façon suivante: la violence perd peu à peu sa capacité à engendrer autre chose que la violence, à donner naissance à des institutions susceptibles de nous protéger de la violence. Le mythe par excellence d’un tel monde, d’où a disparu la guerre comme institution, est celui d’une guerre qui mettrait fin à toutes les guerres, et cette guerre-là sera, par définition, justifiée de recourir à la violence la plus extrême.


The Internationalists

J’aimerais mettre cette lecture girardienne de l’évolution de la guerre en rapport avec une lecture à la fois toute proche et très différente des transformations de l’ordre international et de la guerre comme institution politico-légale proposée par Oona Hathaway et Scott Shapiro dans leur livre récent The Internationalists And Their Plan to Outlaw War (2017). Cette lecture est toute proche, parce qu’on y parle de la même chose – comment la guerre a cessé d’être une institution, un moyen politique légal de résolution des conflits – et très différente, parce qu’on en parle tout autrement. Non seulement, Hathaway et Shapiro sont-ils des juristes parfaitement étrangers à la théorie mimétique, mais contrairement à Girard et Chantre ils ne s’intéressent nullement aux transformations de la guerre comme telle – au progrès des armes, à l’évolution de la stratégie ou à la composition des armées, bref à la montée aux extrêmes de la violence – mais uniquement à la transformation du statut légal de la guerre et à celle de l’ordre international qui l’encadre. De plus, Hathaway et Shapiro jugent dans l’ensemble de façon positive la disparition de la guerre comme instrument légal, car selon eux, le «devenir illégal de la guerre» constitue le fondement d’un nouvel ordre international plus juste, celui au sein duquel nous vivons. Tandis que pour Girard la disparition de la guerre comme institution signe l’écroulement d’un ordre qui nous protégeait des excès de la violence et que rien ne vient remplacer.
The Internationalist commence par un rappel de l’ordre international ancien où la guerre était un moyen légal de résoudre les conflits. Les fondements de ce système furent jetés dès 1625 par Grotius dans le Droit de la guerre et de la paix et, selon Hathaway et Shapiro, jusqu’à l’entre-deux guerres, donc pendant plus ou moins 300 ans, cet ordre international va dans l’ensemble conserver la structure conceptuelle qui lui a imposé Grotius, celle d’un système dont les divers éléments interreliés et interdépendants gravitent autour de la conception de la guerre comme instrument légal. C’est pourquoi le pacte Biran-Kellog qui rendit la guerre illégale va progressivement entrainer l’écroulement de l’ensemble du système international précédent. Certes durant ces trois cents ans qui sépare le livre de Grotius du pacte Brian-Kellog le système va être raffiné et développé mais ses prémisses et son fondement vont rester essentiellement les mêmes.
La conception de la guerre qu’on trouve ici est fort différente de celle de Clausewitz. Plutôt qu’un duel où chacun cherche à imposer sa volonté à l’autre, la guerre, selon Grotius, est un différend occasionné par un objet qui est extérieur à la simple opposition des adversaires. Une guerre est juste, affirme-t-il, lorsqu’elle est entreprise en réaction à une violation de droit qu’elle vise à rectifier. À l’intérieur d’un état, en cas de violation de ses droits la partie lésée peut, afin de les faire valoir, s’adresser à un tribunal dont l’autorité est reconnue. Il n’en va pas de même dans un cadre international, la partie lésée ne peut compter que sur ses propres forces pour défendre ses droits et elle est moralement autorisée à les faire respecter par la force. Grotius pense donc essentiellement la guerre comme une action en justice, comme un succédané de tribunal là où les tribunaux ne peuvent exister. Les conquêtes ou le butin de guerre apparaissent alors comme l’équivalent des dommages que le tribunal accorde à la partie lésée. La guerre juste ainsi conçue à l’image d’une action en justice est donc parfaitement justifiée, moralement et légalement, tant dans sa violence que dans ses résultats.
Se pose cependant la question des guerres injustes, des violences militaires agressives injustifiées, qui ne sont pas des réponses à une violation de droit. La difficulté centrale est évidemment de déterminer quelles agressions militaires sont justifiées et quelles ne le sont pas, puisque, argue Grotius, l’agression de soi ne saurait être injuste, sans quoi les parties lésées très souvent ne pourraient faire valoir leur droit. La difficulté, de déterminer qui de l’agresseur ou de l’agressé est dans son droit, est d’autant plus grande que jamais un agresseur ne va déclarer injuste sa propre violence. Bien au contraire, comme le loup de la fable de Lafontaine, il va présenter son agression comme étant justifiée par le dommage que l’autre lui a fait subir (ou peut-être s’apprête à lui faire subir). Comme il n’existe pas de tribunal capable de déterminer qui est dans son droit – s’il existait les parties pourraient s’adresser à lui et la guerre n’aurait pas lieu – il faut reconnaître, dit Grotius, que le problème est insoluble. Il est impossible de déterminer qui, de l’agresseur ou de l’agressé, est dans son droit. Dans cette condition d’incertitude radicale il faut donner à chacun le bénéfice du doute et reconnaître entre eux une parfaite égalité. En conséquence, et pour Hathaway et Shapiro cette conséquence est fondamentale, la légalité de la guerre implique qu’il ne peut pas y avoir de guerres injustes ou pour le dire autrement, pour Grotius le prix à payer afin que la guerre puisse être soumise au droit est qu’il ne peut y avoir de guerres injustes.
La parfaite égalité que postule le droit international entre les adversaires, entre lesquels il ne reconnaît ni agresseur ni victime, leur impose des droits et des devoirs identiques quant à la conduite de la guerre. Surtout, elle exige une neutralité absolue de la part de tous ceux qui ne sont pas directement impliqués dans le conflit, de ceux qui ne sont pas liés à l’une des parties par un traité d’aide. Il est interdit à ces tierces parties de fournir à l’un des opposants une aide quelconque – militaire, économique ou commerciale – qu’elles refusent à l’autre. Il leur est interdit d’intervenir de quelque manière que ce soit en faveur de l’un ou l’autre des adversaire et tout manquement à cette règle est légalement équivalent à un acte de guerre.
La guerre est donc une institution légale au sens fort, puisque son résultat est finalement équivalent au jugement d’un tribunal et qu’elle constitue un moyen légal d’acquisition de biens et de territoires. La légalité de la guerre simultanément encadre et limite sa violence. Parce qu’elle impose une stricte obligation de neutralité aux tierces parties, elle isole le conflit et protège la communauté internationale de la contagion de la violence. Parce que le droit international reste neutre quant au bien-fondé du conflit, il impose à tous les combattants les mêmes limites quant à l’usage permis de la violence. Nul ne peut se prévaloir du fait d’être dans son droit afin de recourir à une violence plus extrême, ni n’a de raison de juger inutile de respecter les prescriptions d’un droit international qui l’aurait déjà condamné.
Par contre, comme le font remarquer Hathaway et Shapiro, si la neutralité du droit international protège jusqu’à un certain point la communauté internationale contre l’emballement de la violence, elle consacre d’autre part le droit du plus fort. Puisque le vainqueur devient légalement propriétaire de ce qu’il a acquis et que sa victoire suffit à démontrer son bon droit, il n’y a aucun recours que la force contre le fait accompli. L’équité, la justice est le prix qu’il faut payer afin de pouvoir jouir de la protection contre la violence que procure l’institution légale de la guerre. Ou comme il a été dit précédemment, la contrepartie de la guerre comme moyen légal et légitime de résolution de conflit est qu’en droit il n’y a pas et il ne peut pas y avoir de guerre injuste. Si la guerre comme institution nous protège jusqu’à un certain point de la violence, mais elle nous protège par la violence même qu’elle sanctionne.
Selon Hathaway et Shapiro, le moment charnière qui signe (le début de) la fin de ce système international est la signature en 1928 du pacte Brian-Kellogg de renoncement à la guerre comme moyen de résoudre les conflits internationaux. Certes il faudra du temps avant que les conséquences de ce pacte ne se fassent sentir et finalement ne remettent en cause l’ensemble de l’ancien système. Le fait est néanmoins que très rapidement signé par a grande majorité de la communauté internationale du moment, dès 1934 le traité comptait 64 signataires (Hathaway et Shapiro 2017, xii), le pacte va rendre illégal (et inopérant) ce qui pendant plus de trois siècles avait été un moyen, sinon le moyen par excellence, de résolution des conflits internationaux. Souvent décrié comme ayant été inutile, puisqu’il n’a manifestement pas mis fin aux conflits militaires, le pacte Brian-Kellogg a, selon Hathaway et Shapiro, radicalement transformé les relations internationales.
La première conséquence de la mise en place d’un ordre international au sein duquel la guerre ne constitue plus un moyen légal de résolution des conflits a été la réduction du nombre de guerres de conquêtes qui ont presque entièrement disparu et la fin de la «diplomatie de la canonnière» caractéristique de l’expansion coloniale et des traités inégaux (Hathaway et Shapiro 2017, pp. 313-314). Si les négociations des grands traités commerciaux internationaux restent aujourd’hui généralement secrètes et si le rapport de force (économique) entre les partis y joue un rôle important, du moins ces négociations ne se font-elles plus à coups de canons comme c’était le cas au 19iéme siècle. Deuxièmement, l’abandon de la guerre comme moyen légal de résolution des conflits a rendu illégales les guerres d’agression, puisque aucune violation de droit ne peut plus justifier l’agresseur. En conséquence, s’est instaurée une différence légale et morale fondamentale entre agresseur et agressé qui met terme à l’incertitude radicale caractéristique de l’univers grotien. Troisièmement, cette différence publique et internationalement reconnue remplace l’exigence de neutralité par une obligation d’intervention. Les membres de la communauté internationale sont maintenant appelés à prendre parti par des sanctions contre l’agresseur qui remet en cause l’ordre international.
L’ordre international actuel où il n’est plus question de conquêtes, mais de territoires occupés, où la communauté internationale impose des sanctions économiques aux états agresseurs et à ceux qui transgressent ses normes, et où les interventions humanitaires sont possibles est profondément différent de l’ordre inspiré du Droit de la guerre et de la paix de Grotius. Cet ordre nouveau, selon Hathaway et Shapiro, est le résultat de la désinstitutionalisation de la guerre comme moyen légal de résolution des conflits qui constituait la pierre d’angle de l’ordre ancien. Il y aurait donc deux formes de désinstitutionalisation de la guerre. Une, décrite par Girard et Chantre, qui s’effectue de l’intérieur par la montée aux extrêmes de la violence, et correspond à l’échec de l’institution, à son incapacité croissante à normer et à limiter la violence. L’autre, analysée par Hathaway et Shapiro, qu’on peut définir paradoxalement comme une désinstitutionalisation institutionnelle de la guerre. Elle correspond à son éviction comme moyen de résolution des conflits et à son remplacement par, entre autres, le système des sanctions. Dès lors, la question se pose des rapports entre ces deux formes de désinstitutionalisation de la guerre, entre la montée aux extrêmes de la violence qui signe l’écroulement de la guerre comme moyen de contenir la violence et le renoncement à la guerre comme moyen légal de résolution des conflits ? Un renoncement qui est aujourd’hui institutionalisé dans la chartre des Nations Unis et le droit international.


La désinstitutionalisation de la guerre et la montée aux extrêmes

La question est trop vaste pour qu’il soit possible d’y répondre entièrement dans le cadre d’un court article. Dans la suite de ce texte je ne vais donc m’intéresser qu’à un seul aspect de ces rapports: la façon dont ces deux formes de désinstitutionalisation de la guerre ont influencé l’évolution des conflits politiques violents. Car si la transformation de l’ordre international ne les a pas fait disparaître, il est clair que les affrontements militaires ont pris des formes différentes. S’il n’est plus possible d’annexer légalement les territoires conquis, il est clair qu’on fait la guerre pour d’autres raisons.
Selon Grotius, le différend qui anime la guerre a une cause extérieure qui explique l’opposition entre les adversaires et qui peut être représentée comme une violation de droit. Clausewitz au contraire conçoit la guerre comme un duel, un différend qui est pensé sans cause ou raison qui lui soit extérieure, puisqu’il se réduit pour chaque adversaire à imposer à l’autre sa volonté. La différence est fondamentale. Dans le premier cas, comme le démontre tout l’appareil conceptuel sollicité par Grotius, le recours à la violence est accidentel, il n’est pas inhérent au conflit. Il résulte d’une situation où il n’y a pas d’autorité susceptible d’adjuger les droits de chacun. Il est donc en principe possible de renoncer à la guerre, d’imaginer ou de découvrir d’autres moyens de résoudre le conflit, et de rétablir chacun dans son droit. Chez Clausewitz et Girard, au contraire, la violence de l’opposition est essentielle, puisque le duel n’est rien d’autre que l’effort de chacun pour imposer sa volonté à l’autre. Le conflit n’a pas de solution qui lui soit extérieure, plus précisément qui soit extérieure à sa violence. Il faut que l’un ou l’autre cède ou que tous soient détruits, à moins que les adversaires ne renoncent à l’opposition qui les lie.
Tant que la guerre était un moyen légitime de résolution de conflit il est clair qu’elle ne constituait pas elle-même un conflit qu’il fallait trouver moyen de résoudre. À partir du moment où la guerre devient illégale, elle constitue en elle-même une forme de conflit qu’il convient de résoudre, ou au moins auquel il importe de mettre un terme, car elle a perdu en droit sa raison d’être. Elle n’est plus que destruction et transgression. Une des conséquences de cette transformation est que, du moins du côté des tenants du nouvel ordre international une guerre peut difficilement avoir un objectif limité. Parce que l’agresseur a transgressé l’ordre international, négocier avec lui une solution acceptable à tous s’avère impossible, car ce serait à la fois reconnaître la guerre comme moyen légitime de résolution de conflit et encourager d’autres transgressions. La guerre dans ces conditions ne peut avoir qu’un seul objectif, la reddition totale de l’ennemi, aucune solution partielle n’est possible. En ce sens, la désinstitutionalisation de la guerre comme moyen de résolution des conflits, institutionalise à sa manière la montée aux extrêmes puisque la guerre n’a plus qu’elle-même, la victoire ou la défaite, comme enjeu. De cette conséquence l’équilibre de la terreur est l’expression la plus claire, car elle constitue une opposition qui, par définition, n’a pas d’enjeu extérieur possible: le duel à l’état pur!
En ce sens, les «internationalistes» qui prêchaient le renoncement à la guerre ont institutionalisé, c’est-à-dire légalement assis et assuré définitivement, l’échec de la guerre à limiter et à normer la violence. Ils ont pris acte de ce qui de fait était devenu de fait le nouvel ordre du monde et ils l’on traduit en droit.
La montée aux extrêmes, caractéristique de la seconde guerre mondiale, a exigé une mobilisation progressive de l’ensemble de la nation. Pareille mobilisation exige un état détenteur du monopole de la violence légitime capable d’engager progressivement l’ensemble des forces de la nation dans le combat qui l’oppose à son ennemi. Or cette «mobilisation totale», comme la nomme Ernst Jünger, va rendre légitime de systématiquement prendre la population civile comme cible de l’action militaire, par exemple par des bombardements aériens. Puisque tous participent d’une manière ou d’une autre à l’effort de guerre de l’ennemi, tous deviennent des cibles légitimes. Il s’agit en fait d’un seul et même mouvement dynamique qui d’une part appelle de plus en plus nombreuses couches de la nation à participer à l’effort de guerre et qui du même coup transforme progressivement cette population en un objectif militaire légitime qu’il importe d’affaiblir et à la limite de détruire. Ce sont deux aspects inséparables d’une même dynamique. La forme extrême de cette extension de la violence guerrière à l’encontre des populations civiles est évidemment l’équilibre de la terreur qui prend comme cible l’ensemble de la population de l’adversaire. La menace nucléaire constitue à sa manière une institutionnalisation et de ce qui était dans un premier moment le résultat d’une évolution dynamique. Elle transforme en condition normale, en caractéristique de la paix le résultat de la montée aux extrêmes de la violence qui eut lieu au cours de la seconde guerre mondiale. La menace nucléaire nous interdit de revenir en arrière, à la situation qui existait avant le conflit, au moment où une telle violence était impensable. Elle nous place d’emblée dans la situation la plus extrême.
L’arme nucléaire permet d’atteindre ce sommet de la violence sans avoir à mobiliser (ou même sans être capable de mobiliser, comme c’est vraisemblablement le cas pour le Pakistan) l’ensemble de sa population dans un effort de guerre. Afin d’offrir en otage à l’adversaire sa population civile – car c’est bien à quoi équivaut le fait d’avoir l’arme nucléaire – aucun crescendo de violence réciproque n’est plus nécessaire, il suffit de posséder les moyens techniques adéquats. Pour le dire autrement, une fois que le duel pur est institutionalisé, il n’est plus nécessaire de détenir le monopole de la violence légitime afin d’accéder à la violence ultime. Cette transformation n’est pas simplement technique, elle est aussi politique et elle met en place une dynamique mimétique différente.
Tout duel comporte une indéniable dimension hégélienne. Même si Girard et Clausewitz récusent la dialectique du maître et de l’esclave. La montée aux extrêmes suppose qu’aucun des deux adversaires ne préfère sa vie à sa liberté. Elle suppose que nul ne cède, contrairement à ce qui est le cas dans la dialectique hégélienne. Le duel correspond néanmoins pour chacun au fait de mettre sa vie en danger. La violence des duellistes n’est pas étrangère à leur action, mais au contraire en découle directement. Ou, pour le dire autrement, en terme girardien, toute mimétique qu’elle soit, la violence des duellistes affrontés n’est pas sacrificielle dans la mesure où elle n’est pas détournée vers des tiers mais s’adresse directement à l’adversaire. De même, si au fur et à mesure de la montée aux extrêmes, la violence augmente elle frappe de plus en plus la population civile, celle-ci est simultanément de plus en plus mobilisée pour l’effort de guerre.
L’équilibre de la terreur échappe à cette structure. Certes on peut arguer qu’elle considère la population civile de l’adversaire comme ennemi, mais chaque partie offre la sienne propre en otage à l’autre, comme garantie que la menace nucléaire restera toujours une menace. Dans ces conditions, les populations civiles ne constituent pas l’ennemi, mais les victimes qu’on lui offre pour apaiser sa violence. La violence de l’holocauste nucléaire ne vise pas tant l’adversaire que des tiers dont il a la charge. Il ne s’agit pas tant de détruire l’ennemi, ses sous-marins, ses avions, ses bateaux et même ses corps d’armé, que de détruire ce qu’il se propose de défendre.
Ces deux évolutions: Premièrement que les affrontements militaires ont de moins en moins des objectifs limités sur lesquels les parties opposées peuvent se mettre d’accord, et trouver un terrain d’entente, tout simplement parce que la guerre n’est plus un moyen légal d’obtenir un avantage; Deuxièmement, que la violence de plus en plus vise les populations civiles plutôt que les forces de l’adversaire, sont au centre de ce que l’on nomme le terrorisme ou plus précisément de l’évolution récente du terrorisme. Car si le terrorisme Tamoul ou du PKK d’il y a trente ans visait à l’origine des postes de police ou consistait en assassinats politique ciblés, un attentat contre une boîte de nuit ou dans une aérogare est dépourvue de toute valeur militaire ou même politique au sens propre. Il ne s’agit pas d’obtenir un objectif limité, mais d’encourager l’adversaire à changer d’avis et de politique – ce que visent aussi les sanction économiques – c’est-à-dire que le but est d’amener l’autre à se plier à notre volonté. Le terrorisme actuel s’inscrit dans la logique du pur duel pour laquelle il n’y a pas d’objectif partiel qui pourrait mettre un terme au conflit.


Références

R. Aron (1976), Penser la guerre, Clausewitz : I L’âge Européen, II L’âge planétaire, Gallimard, Paris.
R. Girard (2007), Achever Clausewitz, Entretiens avec Benoît Chantre, Carnets Nords, Paris.
O. A. Hathaway & S. J. Shapiro (2017), The Internationalists And Their Plan to Outlaw War, Allen lane, London.



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