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Avril 2010 Buchenwald

PHILIPPE TOUZET
Articolo pubblicato nella sezione Il teatro, l’impegno e la memoria: esperienze europee.

Il fait froid. Un froid qui transperce, qui oblige à mettre les mains dans les poches, un froid qui fait baisser la tête. Un vent glacial fait le ménage, il balaie tout sur son passage. Les oiseaux sont immobiles dans le ciel et les nuages font la course au premier qui touchera l’horizon. Un, deux, trois, soleil… Pour aller plus vite dans la fuite, ils se délestent d’une cargaison de pluie oubliée, lambeaux d’océan. Une désagréable petite pluie fine s’insinue par tous les pores de la peau, se mêle au sang et remonte à contre-courant jusqu’au cœur. Il tombe du crachin… Il tombe du chagrin.


Avant d’entrer dans le camp, je croise un groupe de lycéens allemands. Les garçons parlent fort, les filles éclatent de rire. Un peu de basse, beaucoup d’aigu, la musique éternelle qui fait tourner la ronde depuis que le monde est monde. Ils ont des visages d’enfants. Ils se donnent des airs d’adultes mais chaque geste est une caricature, chaque regard, une imposture. Certains d’entre eux tapotent fébrilement sur leur téléphone, à la recherche de qui, de quoi? Une voix à défaut d’un corps, un mot à la place d’un regard… J’ai envie de leur dire qu’il n’y aura pas toujours quelqu’un à l’autre bout du fil. Mais ils sont à l’âge où on a plein d’amis… Sans parler des amis tout beaux, tout Net. Comme si l’amitié pouvait être virtuelle… Un oxymore érigé en vérité, c’est toujours dangereux pour une société. D’autres ont les oreilles bouchées par de la musique en boîte. Ils hochent la tête en cadence. Pas besoin de lever les yeux vers le ciel, le marionnettiste est dans la tête. La plupart grignotent des chips, mangent des sandwichs, ça dégouline sur les blue-jeans, du ketchup sur le sol.


Ils viennent ici pour se souvenir… Comme si La Mémoire était quelque part par là… Du côté de la place d’appel, vers les baraquements dont il ne reste plus rien, rectangles de pierres… Comme si La Mémoire, accrochée aux barbelés, s’agitait vainement dans le vent. Comme si La Mémoire nous regardait du haut des miradors. Comme si, comme ça… Comme si dans ce lieu à mille lieues de la raison humaine, La Mémoire attendait patiemment les enfants que nous ne sommes plus…


La Mémoire est une somme de souvenirs qui ne nous appartient pas. Ce ne sont pas nos souvenirs. Ils proviennent d’un passé que nous n’avons pas vécu. Et pourtant, ils sont en nous. Au plus profond. À la naissance, nous héritons de la Mémoire de l’Homme. Et l’air qui s’engouffre dans les poumons, c’est le souffle des hommes et des femmes qui ont vécu en amont… En une fraction de seconde, ils nous parlent du monde, de la dignité de notre condition et de la bassesse de nos ambitions. Et le cri qui vient n’est pas un cri de souffrance, de délivrance, c’est le cri de notre silence qui se fait entendre pour la seule et unique fois de notre existence.


Une Mémoire pour tous… Avec les mêmes images, les mêmes repères. Une Mémoire codifiée avec des arrêts pour s’indigner et des respirations pour pleurer. Une Mémoire, clef en main, qui ouvre une porte avec vue sur un passé commun. Une Mémoire conçue pour les beaux discours qui consolident les bonnes consciences. Dans notre société de la pensée unique qui fait passer les pensées iniques pour des vérités absolues, dans un monde où l’image a plus de poids que les mots, où les phrases toute faites émaillent nos propos, où la virtualité devient la réalité, où la notion d’individualisme est érigée en mode de vie, la Mémoire ne peut survivre dans le cœur des hommes sans l’apport indispensable de l’éducation, de l’instruction, de la création et de la réflexion.


Le questionnement. Il faut trouver la vérité à travers sa vérité. Combattre l’indignité en ayant conscience de sa dignité. Ne jamais se contenter de la vérité des autres. Même si elle est tout à fait respectable. Ne jamais se contenter de la dignité des autres. Même si elle est tout à fait honorable. La Mémoire est composée par des millions de souvenirs, de témoignages, des millions de vies qui nous relient, à travers le temps et l’espace, les uns aux autres. Equilibre fragile, fil ténu, il suffit que certains d’entre nous oublient ou fassent tout pour oublier pour que la bête immonde surgisse à nouveau des profondeurs de l’âme humaine.


La Mémoire n’appartient à personne. Elle appartient à tout le monde. C’est aussi simple que ça. Elle n’est la propriété d’aucun parti, pays, par rapport à d’autres partis, pays. La Mémoire est fille de l’Humanité. vJe me demande si les jeunes que je viens de croiser sortent du camp ou s’ils vont entrer dans le camp? Avant ou après? Au fond, quelle importance… Mais je me pose la question, ce qui veut dire que quelque chose m’a interpellé…Peut-être que les rires m’ont gêné, peut-être que leur comportement m’a déplu… Peut-être aussi que je ne suis plus neutre, déjà, à ce moment-là. Je me prépare mentalement à ce que je vais voir. Peut-être que les jeunes sortent du camp, ils ont besoin de rire, de parler, de se toucher… Ils ont peut-être compris pour la première fois de leur vie qu’ils étaient en vie, vivants parmi les vivants. Eux si jeunes, si proches de la naissance, ils ont peut-être, pour la première fois, touché du bout du doigt le tissu rugueux qui enveloppe la mort. La sienne et celle des autres…Tout drôle de comprendre que l’être humain, une fois ôté le vernis de la civilisation, peut devenir un barbare capable de toutes les cruautés. Et que ce barbare ne vit pas à l’autre bout du monde…Que ce barbare, ça peut être papa, maman, la famille, les amis… Ça fait tout drôle de comprendre qu’un pays, en plein cœur de l’Europe, un pays de grande culture a pu déclencher cette barbarie. Son pays…


Difficile à comprendre. Encore plus difficile à admettre.


Peut-être qu’ils ne sont pas entrés dans le camp… Ils attendent. Ils ne savent pas malgré les leçons et les discussions en famille, les documentaires et les films de fiction, ils ne savent pas malgré les livres et Internet. Ils ne savent pas… Je m’en veux d’avoir ce type de raisonnement de vieux con. Cette supériorité naturelle qui vient du fond des âges, basée uniquement sur le poids des ans. Au bout de quelques pas, je comprends très vite que moi aussi, je ne savais pas. Tout du moins, que je venais de comprendre enfin ce que je savais. Que j’étais en train de vivre le passé au présent.


Cinq hommes dans une voiture. Et après, cinq hommes dans la nature… Cinq chemins traversés par une multitude de sentiers. Cinq vies.


Jean-Pierre Thiercelin, Philippe Alkemade, Manuel Niney, Jean-Marie Winkler, Philippe Touzet…


Nous nous séparons dès que nous franchissons la ligne qui unit les hommes et les femmes dans la vie de tous les jours. Nous sommes dans la vie mais aujourd’hui n’est pas un jour comme les autres. Il existe des moments dans notre existence où il est bon d’être seul face aux évènements, face aux autres hommes, face à nous-mêmes. À chacun sa route. Petits cailloux dans le vent glacial, nous allons où nous mènent nos pas… Nous suivons des traces invisibles qui se confondent, dans la poussière, avec nos propres traces. Et le vent n’est plus qu’un long cri, la pluie, un sanglot à l’infini, le froid, la mort qui vient vers moi.


Le silence est l’ami de l’Homme qui pense. Le silence permet d’éradiquer toutes ces petites pensées qui se bousculent entre nos deux oreilles, à longueur de journée. Petites pensées qui grignotent, minute après minute, ce que nous sommes… Qui nous laissent peu de chances, quand on y pense. Une analyse, une réflexion ne reposent pas uniquement sur une juxtaposition de pensées. La vie n’est pas qu’une accumulation de jours qui passent… Ce qui compte, c’est la cohérence. La cohérence de la pensée qui permet d’aboutir à la cohérence d’une existence. Mais pour cela, il faut savoir emprunter le chemin du silence… Et de la solitude. C’est là que se trouvent les quelques pensées souterraines qui irriguent notre être, depuis le ventre de la mère.


Sous la pluie, dans le vent, j’avance dans le silence, parmi les ombres qui dansent, j’avance, et j’entends les cris de souffrance…


Une phrase tourne en boucle dans ma tête. Avec l’insistance d’une comptine enfantine… «Ce sont des Martiens, des êtres humains n’auraient jamais pu faire ça… Ce sont des Martiens, des êtres humains n’auraient jamais pu faire ça… Des Martiens.»


J’écris mais je ne décris pas. Je me pose la question…Est-ce utile? Décrire ce que j’ai vu. Est-ce que cela va conforter mon propos? Est-ce que j’en ressens la nécessité? Non… Je ne crois pas. Non. J’écris ce que je suis.


Là-bas, Philippe est en train de prendre une photo, Jean-Marie lit une inscription sur un mur, Manu, bras levé, filme le vide, là-bas, Jean-Pierre marche, les bras le long du corps…


Le Mal… L’esprit du Mal hante à jamais Buchenwald. Il est là, partout, autour de nous. Il chuchote à l’oreille, nous tire par la manche… Il pénètre en nous afin de vérifier si la petite graine qu’il a semée à notre naissance est toujours là… Il est chez lui, le Mal. Au fond, il sait bien qu’il n’existe pas, il n’existe que dans le cœur des hommes, et encore écrire «le cœur des hommes», ça veut dire quoi? Pourquoi pas écrire «l’âme», tant qu’on y est! Ou «la bête immonde», comme je l’ai fait plus haut à partir du moment où nous pouvons déculpabiliser, un minimum, la race humaine quand nous sommes confrontés à l’ignominie. Le Mal est une entité extérieure qui s’insinue progressivement dans le corps des hommes et des femmes et qui distille, au compte-goutte, ses pensées maléfiques… La bête immonde est un corps étranger qui nous grignote de l’intérieur… L’homme est bon et le Mal est méchant. Ce sont des Martiens, des êtres humains n’auraient jamais pu faire ça…


Ce qui est redoutable à Buchenwald, c’est la confrontation avec l’Homme.



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